David Horvitz

par Patrice Joly

Faut-il être illuminé pour imaginer une pareille entreprise d’extinction des feux ? Eridanus, le projet qu’a mené David Horvitz à Paris en 2017 faisait écho à la proposition d’Italo Calvino  qui, dans Les villes invisibles projette sur Andria, l’une de ces villes invisibles, les constellations du ciel1. L’artiste, après avoir sélectionné une trentaine de réverbères afin de reformer le dessin de la constellation d’Eridan, s’en est procuré les clés et les a tout bonnement éteints, produisant de ce fait un double en négatif de la rivière étoilée qui illumine le ciel nocturne de l’hémisphère sud. Il entre bien sûr une dimension parfaitement poétique dans ce projet qui brasse nombre de résonances possibles, comme celles qu’entretiennent les poètes avec les étoiles, source de rêvasserie et de ravissement contemplatif devant l’infini. Si cette pièce peut se penser comme le prolongement des déambulations psychogéographiques des Situationnistes, elle pointe aussi le regard sur des phénomènes contemporains plus inquiétants. Comme le fait remarquer Stefanie Hessler dans un entretien avec l’artiste: « nous avons tous été dépossédés. Le ciel au-dessus de nous a perdu de sa profondeur, nous privant de la capacité à apercevoir des perspectives infinies. » Le projet de David Horvitz a été pensé à partir des témoignages recueillis auprès des Parisiens qui « déploraient que les étoiles ne soient plus visibles dans la nuit depuis la mise en place de l’éclairage public. » Non pas qu’il faille entendre cette dés-installation comme un plaidoyer écologique au premier degré mais plutôt qu’il faille envisager, outre les conséquences en matière de réchauffement climatique et autre nuisances que signifie l’illumination inconsidérée de nos cités, la perte de la possibilité d’appréhender l’infini en direct, à l’œil nu, sans médiation technologique, comme pouvaient encore le faire les citadins au XXe siècle, sans devoir pour cela parcourir des milliers de kilomètres pour se rendre dans des déserts aussi éloignés que celui d’Atacama au Chili.  

David Horvitz, Eridanus (Paris), 2017. Diaporama numérique de 60 images, set de 60 photographies et plan. Photos : 10 x 15 cm chacune, plan : 49 x 63,5 cm. Courtesy David Horvitz ; Galerie Allen, Paris ; ChertLüdde, Berlin.
David Horvitz, Eridanus (Paris), 2017. Diaporama numérique de 60 images, set de 60 photographies et plan . Photos : 10 x 15 cm chacune , plan : 49 x 63,5 cm. Courtesy David Horvitz ; Galerie Allen, Paris ; ChertLüdde, Berlin.

Une des grilles de lecture possibles du travail de David Horvitz est de l’appréhender comme une poétique de la résistance à tout un tas de conséquences dramatiques dues à l’accélération des rythmes de notre civilisation et au développement exponentiel de la capacité à produire des « biens » de consommation. Une des œuvres montrées à la Criée de Rennes, Nostalgia, entretient une certaine proximité avec Eridanus, sinon dans la forme, du moins dans le projet : dans cette dernière, l’artiste propose de faire disparaître les milliers de photos qu’il accumule au cours de ses pérégrinations, principalement du bord de cette mer qu’il affectionne particulièrement. Les photographies numérisées sont donc projetées une dernière fois avant d’être irrévocablement détruites. Dans ce processus — pour le moins romantique — et dont le titre affiche clairement l’ambiance psychologique dans laquelle il se déploie, Horvitz navigue à nouveau à contre-courant d’une histoire, la nôtre, qui a plutôt tendance à favoriser le stockage infini des visuels en tout genre, reflet d’un tropisme accumulatif exacerbé. En ce sens, le geste sacrificiel de l’artiste est largement plus efficace dans sa symbolique auto-destructrice que bien des discours critiques sur le consumérisme compulsif de l’image de notre époque et l’angoisse de perte qui lui est concomitant.

performance, 15.01.2019. Production: La Criée, Rennes. Photo : Benoît Mauras.

Mais là encore, il ne serait pas juste de réduire le travail d’Horvitz à un geste de résistance à ou de sensibilisation aux divers phénomènes sociétaux ou climatiques qui nous menacent. L’œuvre maîtresse de l’exposition, Berceuse pour un paysage, emplit la salle principale du centre d’art et consiste en l’alignement elliptique d’une série de carillons suspendus à la charpente. Chaque cloche en laiton ouvragé produit un son unique qui nécessite de manipuler un des bois flottés mis à disposition du public, ces bâtons ayant été rapportés d’une des nombreuses plages de Bretagne que l’artiste a foulées lors de la préparation de l’exposition. Faire le tour de ces cylindres sonores en les actionnant l’un après l’autre dans le bon sens revient à performer la mélodie de la berceuse bretonne. Il ne s’agit pas en l’occurrence de payer un quelconque tribut démagogique à un public local mais bien de porter une réelle attention aux traditions et langues des territoires d’accueil. Cette attention se manifeste également dans une pièce récurrente de l’artiste, Proposition pour horloges, pour laquelle il a fait traduire en breton l’un des énoncés qui s’y trouve habituellement inscrit, ainsi qu’il le fait systématiquement dans la langue du pays du centre d’art ou de la galerie qui l’accueille : geste de reconnaissance, hommage à une tradition populaire de la part d’un artiste californien soucieux de respecter les cultures minoritaires. Berceuse pour un paysage déconcerte par sa simplicité qui l’apparente de prime abord à un geste minimaliste ou sériel, avant que l’irrégularité des tubes carillonnant et l’aspect informel des bâtons qui l’accompagnent ne viennent dissiper ce sentiment premier. Se dégage par la suite l’impression de se retrouver à l’intérieur d’un orgue géant qu’il est possible de « jouer » du dedans. Toute latitude est par ailleurs donnée aux visiteurs pour faire vibrer ces instruments sans respecter leur sens d’activation qui, seul, permet de produire la mélodie. Au contraire, la joyeuse cacophonie qui s’échappe de ces monotubes frappés par des mains inexpertes, semble tout à fait convenir à l’artiste qui a manifestement produit une œuvre à destination du public pour une fois convié à se défouler sur elle.

David Horvitz, Berceuse pour un paysage, 2019. Quarante cloches tubulaires en laiton oxydé. Production : La Criée centre d’art contemporain, Rennes. Courtesy David Horvitz ; ChertLüdde, Berlin. Photo : Benoît Mauras.

Les propositions pour horloges situées à l’intérieur de la Criée mais aussi dispersées à travers la ville sur les panneaux d’affichage municipaux, résonnent avec une préoccupation permanente de l’artiste pour la question du temps. Ses propositions apparaissent ici sous la forme d’énoncés poétiques dont le sens semble vouloir contrecarrer la logique implacable du temps qui passe : on retrouve le romantisme déjà à l’œuvre dans Nostalgia mais, là où l’artiste préférait détruire les traces de l’écoulement temporel, ici la « vanité » se manifeste de manière radicalement différente comme un espèce de pied de nez à l’inexorable. Ces énoncés joyeux, volontiers anachroniques, comme cette « horloge qui tombe de sommeil », semblent vouloir autant conjurer que déjouer le passage du temps, comme s’il s’agissait d’une gigantesque blague. Il arrive que ce rapport au flux temporel passe par des positions plus déroutantes comme de vouloir faire débuter une exposition au moment de la naissance de sa fille…3 Cette recherche rejoint aussi d’autres préoccupations récurrentes de l’artiste comme celles de dépasser la brutale mécanicité des instruments de mesure du temps afin de renouer avec des rythmes océaniques, avec la nature dont nous sommes issus mais que nous avons de plus en plus de mal à retrouver, voire avec le cosmos, à l’instar de ce que suggère Eridanus.

David Horvitz, Carte de Bretagne un mercredi, 2019. Fleurs, verre soufflé. Production : ChertLüdde, Berlin ; La Criée centre d’art contemporain, Rennes. Courtesy David Horvitz ; ChertLüdde, Berlin. Photo : Benoît Mauras.

Le nomadisme de David Horvitz peut se traduire de diverses manières et corrobore ce goût pour l’immatériel et l’éphémère qui caractérise son travail : il y a quelques années, il avait posté sur wikipedia une série d’images de lui prises sur une plage pour illustrer l’article Mood desorder (troubles de l’humeur). Ces images, qui ne sont pas copyrightées, comme toutes les images de wikipedia, se sont retrouvées à naviguer librement sur internet. L’artiste confie qu’il n’a pas cherché à les faire circuler mais qu’elles le font d’elles-mêmes : Margot Norton qui l’interviewe se plaît à les comparer à des graines qui sont portées par le vent et vont ensemencer d’autres territoires4. À la Criée, il a repris une pièce qu’il aime à rejouer, celle d’une cartographie florale consistant en un bouquet régulièrement renouvelé composé des mêmes fleurs collectées le même jour mais en des lieux différents qu’il affectionne particulièrement (Carte de Bretagne un mercredi) ; à Venise il projette de mettre en place des visites guidées sur les traces du passage de Stravinsky dans la cité des Doges où il repose désormais, proposant aux visiteur de la biennale ou aux simples promeneurs de capter momentanément leur attention en leurs offrant des concerts impromptus (3 Easy Pieces). Le nomadisme d’Horvitz est donc avant tout un nomadisme de la dispersion, voire de la disparition, à l’instar de ces affiches disséminées dans la ville de Rennes et vouées à s’effacer inexorablement sous l’assaut des intempéries. Il y a quelque chose d’un abandon, d’un lâcher prise dans son travail qui s’accorde parfaitement avec un rapport renouvelé à la vanité, une vanité non mélancolique, une vanité qui, comme toutes les vanités, certes relativise nos entreprises ici bas mais qui, dans ce cas, chercherait plutôt à résister à l’asphyxie par les milliers d’artefacts qui nous submergent, à l’abrutissement de gesticulations inutiles et à l’aveuglement de la lumière des lampadaires qui nous prive de la contemplation des ciels nocturnes.

1 Italo Calvino, Les villes invisibles, (1972),Paris, Folio Gallimard, 2013.

2 David Horvitz, Eridanus, 2018, Los Angeles, Steck, textes de : Stefanie Hessler, David Horvitz, Lucy Hunter, Alexandra Pedley.

3 L’ouverture des deux expositions concomitamment chez Jan Mot et Dawid Radziszewski

était effectivement conditionnée par la naissance de sa fille, histoire dit-il de « compliquer le calendrier des galeries de la prise en compte des rythmes biologiques (et lunaires) de son amie… »

4 Conversation entre David Horwitz et Margot Norton, Cura, n°26, oct. 2017.

3 Easy Pieces, Biennale de Venise, divers lieux, mai 2019

La forme d’une vague à l’intérieur d’une vague, La criée, Rennes, 19.01–10.03.2019

Metaphoria III, le 104, 6.10–11.11.2018

Image en une : David Horvitz, Propositions pour horloges, 2016-2019. Affiches en français et breton. Production : La Criée centre d’art contemporain, Rennes. Courtesy David Horvitz ; ChertLüdde, Berlin ; Yvon Lambert Libraire & Éditeur. Photo : Benoît Mauras.


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