Tohé Commaret

« Vous voyez, le temps que vous pouvez passer dans le passé commence au moment où Kazu a versé votre café et se termine juste avant que le café ne refroidisse. La raison la plus courante de vouloir retourner dans le passé est de refaire quelque chose. Mais comme rien de ce que vous faites dans le passé ne peut changer le présent, tout le monde a envie de dire “alors, à quoi bon revenir en arrière ?” »
Toshikazu Kawaguchi, Before we forget kindness. Série Before the coffee gets cold, Picador Books, 2023.
Pour la première fois de sa jeune carrière, Tohé Commaret (née en 1992) a réalisé une œuvre commune avec son frère Grichka dans le cadre de leur duoshow « Miss Recuerdo » à la Fondation Ricard.
La vidéo Palma (2025) reprend, à quelques différences près que seul un œil exercé est capable de discerner, la plupart des codes et des ambiances décrits par la jeune cinéaste : en premier lieu, le décor d’une banlieue parisienne, que l’un comme l’autre connaissent parfaitement pour y avoir grandi ; en second lieu, une attention particulière portée aux jeunes femmes qui habitent cette banlieue et que l’on retrouve dans la plupart des derniers films de la vidéaste ; enfin, une forme de fantastique léger qui cherche à se dégager d’un quotidien par trop pesant que l’hypothèse d’un réenchantement magique viendrait alléger. À la Fondation Ricard, les tableaux minimalistes noir et blanc de Grichka Commaret répondent aux plans serrés de la vidéaste dans des corridors moutarde et des intérieurs cosy, tandis que la scénographie inventive du duo CluelesS multiplie les points de vue inattendus et dérangent nos habitudes de visionnage des films.

Ma cité ne va pas craquer
La plupart des films de Tohé Commaret se déroulent dans la banlieue proche de Paris, dans la cité de Vitry-sur-Seine où l’artiste a grandi et qu’elle continue d’explorer. Le regard qu’elle porte sur son architecture, ses rues, ses passages et les terrains que l’on appelait autrefois « vagues », est totalement renouvelé ; on ne s’attarde plus à déplorer le délabrement de cités ravagées par l’abandon des institutions et des municipalités. La banlieue de Tohé Commaret est pour autant loin d’être glamour, mais elle ne dégage plus cette impression de sordide que l’on avait l’habitude de voir à longueur de films qui s’y tournaient, avec ses lots de tags et de graffitis qui « décorent » des cages d’escalier remplies de déchets, des parkings où des voitures désossées gisent au milieu de débris divers. L’architecture de cette banlieue est aride, sans qualité esthétique particulière, on la traverse sans que le regard s’y arrête. La caméra de Tohé Commaret s’attarde sur des corridors déserts avant d’alterner avec des scènes de groupes où les jeunes gens se retrouvent, filles entre elles, garçons entre eux. Rarement les genres se mélangent. La longue balade en scooter du film 8 (2022) emprunte des rues désertes où les façades se succèdent et se ressemblent avant de déboucher sur des aires de jeu peuplées de gamins affairés. Pour les jeunes femmes, la vie est souvent ailleurs, dans les intérieurs de ces immeubles où elles se retrouvent entre elles pour se confier leurs histoires de cœur, leurs stratégies amoureuses ou simplement pour s’inventer de meilleurs futurs afin d’échapper à la torpeur qui semble avoir saisi ces habitantes de la banlieue. Quant aux jeunes hommes, ils sont plutôt dehors, venant confirmer une sociologie de la banlieue que l’on pensait avoir vue évoluer différemment. Dans le plan d’ouverture de 8 un jeune homme au milieu de ses amis clame son besoin vital d’argent (« oseille ! »), mot d’ordre radical et définitif, décrivant ainsi une véritable obsession qui en dit long sur les impératifs de vie et sur l’implacable réalisme d’une population de jeunes adultes de banlieue.
Plans fixes et plans-séquences
La réalisatrice n’est pas une adepte des travellings ou des mouvements compliqués, elle affectionne les plans fixes qui se prolongent, plans-séquences qui peuvent même durer l’intégralité du film, comme dans chips (2020), où l’héroïne semble avoir oublié la présence de la caméra. Pour autant, il ne s’agit pas de faire comme si elle n’existait pas : ses actrices sont plus que conscientes de la présence de cette dernière, la regardant constamment, parfois même la fixant résolument. Le modèle cinématographique, dans lequel il s’agissait avant tout d’ignorer l’objectif afin d’accréditer l’idée de fiction, semble révolu. De fait, les vidéos de Tohé Commaret sont plus proches du documentaire, quand bien même la vidéaste ne revendique aucune position ethnographique. Ses films ne sont pas écrits : flottants et syncopés, ils sont peuplés de récits parallèles sans liens a priori avec le principal, mais finissent toujours par « retomber scénaristiquement sur leurs pieds ». La réalisatrice joue d’un subtil dosage entre improvisation et « direction d’actrices » qui donne l’impression d’un lâcher-prise ou plutôt d’une réalisation non autoritaire, non pyramidale. D’où le sentiment aussi que ces scénarios sont le fruit d’un projet collectif, d’un coauteurat. Le jeu décomplexé des « actrices » renvoie à une réelle maîtrise de l’image et de la prise de vue, symptomatique d’une époque où les jeunes gens se sont approprié l’outil caméra à travers l’usage des smartphones et des vidéos Instagram ou Tik Tok, qui ont formé une génération spontanée d’acteur·ices et de réalisateur·ices. Si les mouvements de caméra sont parfois simples, voire statiques, la complexité se situe plutôt au niveau des scénarios, compliqués à l’envi, où l’on se perd dans les dédales narratifs, dans les sauts intempestifs d’un registre à l’autre, sans cohérence narrative à première vue, si ce n’est qu’en arrière-plan, il s’agit toujours de filmer la banlieue et ses habitant·es, ses microdrames et ses espoirs évaporés.

Horizontalité
Tohé Commaret se situe au même niveau d’appartenance sociale que ses « comédiennes », le rapport de surplomb qui peut exister entre le·a réalisateur·ice d’un film et ses acteur·ices disparaît dans une horizontalité qui transparaît à tous les niveaux de la réalisation : dans le « laisser filmer » de la réalisation, dans ce qui semble être une improvisation constante, mais aussi dans les dialogues et un langage emprunté au quotidien de ses actrices. Mustard (Interphone) (2023), astucieusement présenté dans l’écran d’un interphone qui lui donne son titre, déroule une scène pour le moins cocasse avec des échanges plus que graveleux entre les jeunes femmes et la « cible » de leurs sarcasmes, un jeune homme naïf qui se soumet volontiers à la crudité de leurs moqueries et à un sadisme verbal totalement assumé. Le langage est celui de la jeunesse, d’une banlieue où le slang (l’argot de la banlieue qui finit par infiltrer toutes les couches de la société) se mêle à un parler plus vernaculaire. Les différents passages, dans 8, nous donnent des aperçus assez clairs de ce langage imagé, virevoltant, où les tics verbaux comme le mot « genre » qui scande toutes les phrases de l’héroïne présentent parfois les allures d’un sabir ultra expressif qui exprime autant la radicalité que la subtilité de situations réelles.
Histoires de jeunes femmes
Tohé Commaret filme principalement des femmes, jeunes, qui lui ressemblent dans leur dress code, leur manière de parler, etc. ; on sent une très grande proximité, une absence résolue de distance avec ses « actrices » qui ne semblent jouer d’autres rôles que leur propre rôle. Il n’y a donc pas de composition, mais plutôt un prolongement des scènes de leur vie quotidienne qu’elles transportent devant « l’objectif » d’une caméra plus domestique qu’intrusive, devenue plus un objet banal qu’exceptionnel qui les intimiderait. Les jeunes femmes filmées par Tohé Commaret sont souvent en prise avec la violence ou l’indifférence de leur compagnon : dans because of (U) (2024), l’héroïne se retrouve prise à partie par son partenaire qui lui fait grief d’un milliard de choses. Elle reste muette devant un flot de paroles qu’elle ne cherche même pas à contrer, fatiguée d’avance par d’impossibles justifications qu’elle sait d’emblée inaudibles, en prise avec des reproches récurrents ; dans le grand plan fixe qui dure presque la moitié du film, le personnage féminin donne l’impression de vivre éternellement une situation qui semble ne pas devoir évoluer. Il émane une lassitude de ses personnages, issue d’un mélange d’incompréhension et de sidération face à des comportements et des attitudes qui relèvent d’un paternalisme d’un autre âge et qui apparaissent en profond décalage avec leur évidente adaptation aux embûches de la vie quotidienne, qu’elles semblent pour la plupart affronter sans détours. Dans ce contexte, l’appartement est plus que jamais le refuge où les copines se retrouvent, la parole se libère, la censure disparaît, les rires explosent et toutes les fantaisies sont permises. L’inventivité situationnelle se donne libre court, comme dans 8, où la jeune femme monologue longuement sur l’effet du laser vert et l’idée de « manger la lumière », qu’elle performe littéralement en direct. Le huis clos est, de fait, le cadre privilégié de l’artiste, un huis clos qui peut aussi bien se dérouler dans l’espace semi-ouvert d’un corridor (Mustard) que dans ceux plus conventionnels d’une chambre (chips) ou du salon d’un appartement (8).

L’échappée magique
Dans les films de Tohé Commaret, la rêverie est envisagée comme un antidote à la pesanteur du quotidien. Cette recherche d’une échappatoire magique est récurrente, on la retrouve dans les agissements des enfants qui s’y accrochent mordicus (Pukyu) ou dans celle des jeunes adultes qui y voient une forme de dépassement d’un quotidien non satisfaisant, incapable d’éveiller une quelconque forme d’investissement dans un avenir émancipateur : dans Palma, l’intrusion d’une invention extraordinaire par un chirurgien japonais qui, en micro-incisant les lignes de la main et en redessinant leur trajet, transforme l’avenir de ses patient·es, fait penser aux recettes de la cosmétique qui promettent aux femmes de booster leur potentiel de séduction via divers stratagèmes… cosmétiques. Une pensée magique à laquelle la jeune héroïne du film s’abandonne, tout comme la gamine de Pukyu qui refuse de renoncer à une histoire de fontanelle jamais fermée qui permettrait aux esprits de communiquer entre eux, une espèce de télépathie naturelle issue des légendes quechuas… Chaque fois, le rêve vient se briser contre un réalisme d’adulte, la mère de l’enfant dans Pukyu, la copine de l’héroïne dans Palma, qui apparaît beaucoup plus engagée dans une logique de normalité avec un travail qui semble pourtant ne lui rapporter que de maigres subsides et une insistance à pousser son amie à soigner sa chevelure afin de lui conférer une apparence plus conforme à ce que la société est censée attendre d’une jeune femme en recherche d’emploi.
L’esprit de révolte aurait-il quitté la banlieue ?
Les films de Tohé Commaret dressent un portrait en demi-teinte d’une banlieue où les pulsions émancipatrices passées semblent avoir été broyées par le moulin de la désillusion, la seule échappatoire à la pesanteur d’un quotidien désenchanté étant la fuite à travers la rêverie ou la croyance en des solutions miraculeuses. Pour autant, l’atmosphère de fantastique léger qu’elle imprime à la plupart de ses films viennent tempérer cette pesanteur, de même que la liberté de paroles des jeunes femmes et leur humour corrosif viennent desserrer un étau situationnel qui semble ne pas devoir s’ouvrir de sitôt.

Head image : Tohé Commaret, Because of (u), 2024. Film 10 min, extrait du film / extract from the film.
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- Du même auteur : Jack Warne, Yan Tomaszewski, Alun Williams, Ben Thorp Brown, Mircea Cantor,
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