r e v i e w s

Candice Breitz

par Guillaume Lasserre

Candice Breitz, « Off Voices »
Commissariat : Dorothée Duvivier 
BPS22, Charleroi, Belgique, jusqu’au 11 mai 2025 

À Charleroi, le BPS22 a la bonne idée de consacrer une exposition personnelle à l’artiste sud-africaine Candice Breitz. Réunissant un corpus d’œuvres réalisées entre 1994 et 2020, elle invite à une traversée dans le travail d’une artiste activiste dont le militantisme social, la vie privée et la création artistique sont inextricablement mêlés. Le titre «Off voices» vient rappeler les nombreuses voix qui sont passées sous silence, littéralement éteintes. L’œuvre de Candice Breitz apparaît tout entière comme une tentative d’amplification de ces voix silenciées. À l’étage, la série Ghost, œuvre de jeunesse réalisée en 1994, semble le point de départ idéal de l’exposition. L’œuvre a été réalisée peu de temps après l’arrivée de l’artiste aux États-Unis, où elle poursuivra ses études, et juste après les élections historiques d’avril 1994 qui mirent fin à l’apartheid en Afrique du Sud. Ghost1 trouve son origine dans un ensemble de dix cartes postales touristiques destinées aux blancs, montrant des femmes africaines dans des tenues traditionnelles. Candice Breitz va recouvrir leurs corps de Tipp-Ex, laissant visibles leurs nez, leurs bouches, leurs yeux. Reproduisant la violence et l’effacement de l’Afrique du Sud noire sous le régime de l’apartheid, l’œuvre va être très mal comprise et susciter de violentes critiques. Certains y voient l’expression de préjugés racistes. L’artiste, qui n’a que 22 ans à l’époque, sera aussi défendue par ceux qui connaissent son engagement à analyser et à remettre en question le privilège blanc. Les textes présentés en vis-à-vis donnent une idée de la pensée critique et du débat engendrés par l’œuvre depuis 1994. 

Projetée sur écran dans la grande halle, l’œuvre vidéo Profile est une réponse de l’artiste à sa nomination pour représenter l’Afrique du Sud à la Biennale de Venise 2017. Plutôt que d’apparaître face caméra, Candice Breitz invite dix artistes sud-africains de premier plan à figurer dans l’œuvre composée de trois courts-métrages nommés autoportraits. Tout se confond, se mélange ici, lorsque surgissent les questions de classe, de genre, de religion et de race, lorsque vérité et fiction se brouillent pour mieux affirmer le trait insaisissable et fluctuant de l’identité. S’attaquant à la métaphore un peu trop facile de la « nation arc-en-ciel » qui définit l’Afrique du Sud post-apartheid, les onze artistes s’interrogent : qui parle au nom de qui ?  

Deux cents étagères blanches faisant office de présentoirs accueillent des cassettes vidéo enfermées dans des boîtiers noirs que seul un verbe écrit en blanc singularise. L’installation Digest (2020) renvoie à l’esthétique des vidéoclubs d’autrefois. Elle s’inspire de la légende de Shéhérazade, la plus célèbre des conteuses, qui, condamnée par son époux à mourir le lendemain, lui raconte chaque soir une histoire dont elle se garde bien de révéler la fin. Conquis par ses talents de narratrice, il décide, après mille et une nuits, de lui laisser la vie sauve. Réalisée pendant le confinement, Digest comprend mille et une vidéocassettes qui sont autant d’histoires cachées, à jamais scellées dans leur pochette en polymère, stèles funéraires du cinéma sur bande magnétique. Chaque pochette se révèle unique, recouverte d’une peinture noire abstraite. Le verbe, peint en blanc à la main, est extrait du titre d’un film, à l’instar de To Trek pour « Star Trek » (1979). Avec des centaines de mètres de bandes vidéo couvrant un siècle de cinéma, Digest est à la fois une archive, un inventaire et une capsule temporelle d’un mode de consommation de films obsolètes. À Charleroi, Candice Breitz choisit de mettre en avant, seul sur un socle, le mot « Labour » pour mieux conduire le visiteur à l’installation éponyme qui examine la manière dont la violence patriarcale peut être combattue de façon créative.  

Candice Breitz, Ghost Series, 1994-1996. Courtesy Studio Breitz. Photo : Leslie Artamonow.

Labour (2017-2020) est une série d’installations vidéo dont chacune est constituée des séquences d’un accouchement réel, mais à rebours : le nouveau-né est arraché aux bras de sa mère et réintroduit dans son utérus. Le tout est présenté dans des isoloirs aux rideaux gris austères, faisant référence à l’esthétique du peep-show des premiers dispositifs de présentation de L’Origine du monde (1866) de Courbet. Chaque espace porte le nom d’un dictateur contemporain écrit à l’envers. L’installation est accompagnée d’un décret matriciel qui aurait été rédigé par le Secular Council of the Utopian Matriarcat (SCUM2), autorité féministe appliquant une politique de tolérance zéro envers les « éruptions de testostérone [et] l’extrémisme binaire ». Fiction spéculative dans laquelle le monde est libéré des chaînes du patriarcat, l’œuvre est « un geste désespéré en réponse à des temps désespérés », précise l’artiste. 

Le second espace est occupé par TLDR (Too long to read), spectaculaire installation vidéo à trois canaux, dans laquelle un narrateur de 12 ans raconte l’histoire vraie d’une bataille idéologique opposant deux types de féministes, mais aussi l’organisation Amnesty International à une coalition d’actrices hollywoodiennes et d’abolitionnistes du travail du sexe. Entre le musical et le chœur antique, onze travailleurs du sexe, membres de SWEAT3, réagissent à l’histoire narrée par le biais de slogans qu’ils utilisent pour revendiquer leurs droits, le tout ponctué de chansons de protestation issues du répertoire sud-africain. La campagne vise à dépénaliser le travail du sexe au niveau mondial afin de protéger les travailleur·euses du sexe en donnant un cadre juridique à leur profession. Mais l’opposition farouche d’activistes conservateurs réussit à s’attirer le soutien d’un groupe d’actrices hollywoodiennes, de Meryl Streep à Charlize Theron, qui a eu raison du projet. TLDR suggère que ces actrices ont signé la pétition devenue virale sans même prendre le temps de lire la proposition très documentée d’Amnesty International. TDLR est une critique du pouvoir des stars et de ses conséquences désastreuses, un réseau de femmes influentes, mais ignorantes, qui, grâce à leur complexe de « sauveuses blanches », dominent un débat qui ne les concerne pas. L’œuvre est une réflexion sur la relation entre la blanchité, le privilège et la visibilité, mais aussi sur la diminution de la durée de l’attention. En remontant à l’étage, le long couloir qui surplombe la grande salle, offrant un autre point de vue sur TLDR, présente une série d’entretiens documentaires intimes des membres de SWEAT et invite à prendre le temps de l’écoute. À travers ses œuvres qui accueillent des récits entre réalité et fiction, à la fois personnels et politiques, Candice Breitz nous place face à notre héritage. Si l’on ne peut pas le refuser, on a, en revanche, l’obligation de s’informer, d’écouter, de s’interroger. Quels héritiers voulons-nous être ? 

Candice Breitz, TLDR, 2017. Installation video 13 canaux. Commande B3 Biennial of the Moving Image, Frankfurt. Courtesy Goodman Gallery (London) et KOW (Berlin).

1 Les cartes postales présentées dans l’exposition belge sont presque des fac-similés – ils ont été agrandis – des originaux conservés à la Tate Modern de Londres. 
2 Clin d’œil au SCUM Manifesto de Valerie Solanas. 
3 Sex Workers Education & Advocacy Taskforce, association située au Cap, en Afrique du Sud. 


Head image : Candice Breitz, TLDR (extrait), 2017. Commande B3 Biennial of the Moving Image, Frankfurt. Courtesy Goodman Gallery (London) et KOW (Berlin).


articles liés

Déborah Bron & Camille Sevez

par Gabriela Anco

Roy Köhnke

par Félicien Grand d’Esnon

Sanam Khatibi

par Gabriela Anco