10ème Biennale internationale d’art contemporain de Melle
« Nous merveillons », 10e Biennale internationale d’art contemporain de Melle,
Une proposition d’Evariste Richer, 29 juin – 29 septembre 2024
Dans les Deux-Sèvres, la Biennale d’art contemporain de Melle s’impose depuis plus de vingt ans comme le rendez-vous de la création artistique en milieu rural, tordant le cou aux clichés d’un art élitiste et bourgeois. Ici, l’art est une fête populaire construite à l’échelle de la ville, investissant monuments remarquables et espaces publics. L’artiste Evariste Richer, commissaire artistique de la dixième édition, a pioché dans les collections des trois Frac1 présents sur le territoire de Nouvelle-Aquitaine pour affirmer, à travers un ensemble d’œuvres comprenant plusieurs commandes, un propos qui interroge les mutations écologiques et sociales actuelles. Le parcours incorpore la nature pour mieux expliciter l’urgence de préserver les écosystèmes, prolongeant la pensée de Gilles Clément et de son Jardin d’eau – Jardin d’orties, premier jardin de résistance créé à Melle en 2007 et érigé en manifeste2. « L’ortie urticante et thérapeutique est devenue ma conseillère artistique, elle sera notre emblème », écrit Evariste Richer dans le texte qui sert de profession de foi à la biennale. « Nous merveillons », titre ascensionnel, s’affirme comme le prélude à une symbiose avec le vivant, offrant une vision de l’état du monde à l’aune d’enjeux écologiques universels.
Au cœur de l’arboretum, la fontaine aux lépreux accueille L’Homme de Bessines imaginé par l’artiste Fabrice Hyber au début des années 1990. Semblant marcher sur l’eau, ou plutôt sur la vase, il est fait des différentes essences de bois de La Vallée, forêt que l’artiste a semée chez lui, en Vendée, à la même époque. À Melle, L’Homme de Bessines « suinte et laisse apparaître peu à peu des mousses qui donneront la couleur verte originelle si les spores s’y accrochent ». Sorte de memento mori éphémère, il n’existe que le temps de la prise de conscience de notre propre précarité. Dans le parc de la Garenne tout proche, le Portable Garden de Lois Weinberger agglutine les uns aux autres une trentaine de grands sacs de transport. À l’intérieur, de la terre, réceptacle de plantes rudérales ou « mauvaises herbes » à la faveur de graines transportées par le vent ou les oiseaux, devient un véritable écosystème. Au fur et à mesure de la croissance des plantes, les sacs se désagrègent lentement avant de disparaître. Le travail de l’artiste autrichien établit un parallèle entre la société des plantes et celle des humains. Ici, la référence aux flux migratoires est explicite, les sacs renvoyant à la condition des migrants. Les habitants de Melle sont parfois à l’origine du processus de création d’une œuvre, comme avec Second pot qui renouvelle la façade de la salle des fêtes Jacques-Prévert. Pour cela, le muraliste Germain Ipin et l’artiste sonore Marcan Granit ont lancé un appel aux dons de pots de peinture entamés à partir desquels le premier crée un nuancier géant sur la totalité de la façade, tandis que le second recueille les récits des habitants donateurs. Ils créent une œuvre hybride, car si une peinture est par définition visuelle, celle-ci n’en est pas moins sonore dans sa représentation, les mots des habitants s’incarnant dans les variations de l’épaisseur colorimétrique de la peinture.
À l’entrée de l’hôtel de Ménoc, lieu central de la biennale, le Monstre endormi de Thomas Schütte, clin d’œil au dragon endormi dans les mines de la Terre du Milieu chez Tolkien, rappelle l’ancienneté du traumatisme écologique du paysage mellois sur lequel étaient installées les mines d’argent des rois francs, les plus grandes de l’Empire carolingien, exploitées du viie au xe siècle, doublées d’ateliers monétaires. La maximisation de l’exploitation, efficace à court terme, a conduit au recul de la forêt melloise et à la ruine de l’exploitation minière. De part et d’autre, deux œuvres de Didier Marcel et de Pierre Ardouvin évoquent la forêt en tant qu’espace domestiqué et surveillé.
Dans l’escalier qui conduit à l’étage, Jardin égaré, vidéo de Jean-Claude Ruggirello, montre un cerisier en fleur déraciné et suspendu à l’horizontale par une corde, tournant lentement sur lui-même. Arbre captif, à la fois inerte et en mouvement, le cerisier en fleur déconcerte. L’ancienne salle d’audience est le lieu d’un procès un peu fou, irrationnel, dans lequel est projeté RoorschacH, film contemplatif de Mathieu Mercier élaboré à partir de dix planches originales du test de Rorschach s’enchaînant selon la technique du morphing. Les photographies de Lois Weinberger et de Laurent Montaron servent de pièces à conviction pour dénoncer l’action humaine sur la biodiversité. Plus loin, Saâdane Afif établit une « stratégie de l’inquiétude » avec sa grande sculpture d’un océan déchaîné, augmentée d’une bande-son de vent et de bruits d’oiseaux. Aux murs, les peintures à l’aérosol de Terencio González renvoient aux couchers de soleil.
La question des luttes et des résistances s’incarne dans les photographies de Bruno Serralongue, qu’il s’agisse de l’opposition clandestine à l’exploitation forestière, des ravages engendrés par les Jeux olympiques de Paris 2024, de l’image de ce cerisier abattu à Aubervilliers dans les jardins ouvriers des Vertus pour édifier une piscine, ou d’images de militants écologistes autour des enjeux de biodiversité dans le Marais poitevin. Ces dernières sont mises en regard avec La Jambe d’Orwell – Pantalon pour le xxie siècle de Joseph Beuys, souvenir d’un tableau vivant effectué en 1984, répondant au scénario catastrophe du roman d’Orwell. Plus loin, la forme géométrique d’une pluie silencieuse capturée par l’œil de Patrick Tosani fait écho aux compositions triangulaires végétales de Marinette Cueco. Le végétal est très présent, des tirages d’Herman de Vries au grand drap peint de Michel Dector. Une sculpture de Marie Sirgue, réalisée en marqueterie de paille, illustre la disparition des meules que l’agriculture intensive contemporaine a transformées en gigantesques ballots de plusieurs centaines de kilos, ceux-là mêmes que photographie en 2007 Tania Mouraud, captant les reflets du paysage dans l’immense film plastique noir qui les protège. Au grenier, l’urgence climatique se reflète dans La mer poubelle, immense tapisserie de Mona Cara, tandis qu’un ventilateur plongé dans un bain d’huile qui le ralentit, œuvre d’Éric Baudart, dialogue avec les éoliennes que l’on voit dans le paysage mellois depuis la fenêtre.
De la constellation à la dérive formée par une multitude de ballons glanés par Linda Sanchez et Baptiste Croze le long de la Méditerranée, aux moulages d’index en plomb des habitants de Melle, de la nostalgique Roue de de la Fortune de Pierre Ardouvin, aux troublantes photographies bleutées de la nature melloise réalisées par Martine Aballéa, un sentiment de nostalgie et de perte se dégage de cette édition, que compense cependant la promesse aperçue dans les résistances et les luttes. Réflexion sur le paysage contemporain, « Nous merveillons » remet en question notre façon d’interagir dans la biosphère et transmet une vision de l’état du monde qui, entre ses beautés et ses violences, incite à prendre soin du futur.
Notes
1. Le Frac Poitou-Charentes à Angoulême, le Frac-artothèque Nouvelle-Aquitaine à Poitiers et le Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA à Bordeaux.
2. Les jardins de résistance de Gilles Clément sont pensés en réaction à la loi d’orientation agricole de 2006. Gilles Clément, La position de Melle. Jardin d’eau – Jardin d’orties, 4e Biennale d’art contemporain de Melle, 24 juin 2009, imprimerie Mégatop, 5 000 exemplaires hors commerce.
Head image : Germain IPIN & Marcan GRANIT, Seconde Pot, 2024, intervention sur la Salle Jacques Prévert, création pour la Biennale de Melle 2024 © Germain Ipin & Marcan Granit
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- Du même auteur : Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes,
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