mountaincutters

mountaincutters, Thickness of the air
Commissariat : Éric Degoutte
Les Tanneries, centre d’art contemporain, Amilly
19 octobre 2024 — 19 janvier 2025
Installés à Bruxelles, les mountaincutters forment un duo depuis leur rencontre à l’École supérieure d’art et de design de Marseille-Méditerranée, dont iels sont diplômé·es depuis 2014. « Nous avons deux corps qui sont différents, et ce sont ces deux corps qui ont dicté notre pratique », expliquent-iels dans un entretien accordé à Adélaïde Blanc, à l’occasion de leur exposition au Palais de Tokyo1, précisant : « La partie “mountain” est liée à la géologie, au sol, à ce qui nous tient debout. C’est le contexte, l’environnement. Et la partie “cutters” est quant à elle plutôt liée au geste, à l’action, au fait d’être actif·ve dans cet environnement. » Installation, sculpture, photographie, dessin, peinture… leurs créations plurielles aux contours indéterminés prolifèrent de formes, d’objets et de matières. S’iels ne revendiquent pas l’accident, celui-ci est néanmoins inhérent à leur économie de production. Iels récupèrent en effet toutes les matières composant les œuvres qu’iels ont exposées précédemment pour mieux les réutiliser, dotant l’objet incomplet d’une capacité à générer des formes déjà construites qui s’actualisent autour de la question du geste. Au fil des ans, iels ont élaboré une grammaire singulière déterminée par des références à la nature ainsi que des gestes répétés de manière séculaire dans lesquels se mêlent jusqu’à se confondre artistique et artisanal, qu’il s’agisse du souffle du verrier ou du pliage du métallurgiste, le tout en s’appuyant sur les qualités formelles et symboliques de matériaux organiques, tels que le kakishibu, la terre, l’argile, la céramique, le verre, l’acier ou le cuivre.
Les Tanneries, centre d’art contemporain d’Amilly, dans le Loiret, leur consacrent, sous l’intitulé « Thickness of the air », une exposition monographique qui investit la petite galerie et la verrière. Comme toujours, le duo envisage ses créations in situ, faisant preuve d’une attention particulière, à chaque fois renouvelée, pour les lieux qui les accueillent. C’est ainsi que l’œuvre Mais, la présence aux mondes, reflétant leurs recherches sur le verre, le souffle et le soin, qui a été réalisée et présentée en 2022 sur un ancien site militaire à Vilvorde, au nord de Bruxelles, où se jouait l’exposition collective « L’acte de respirer », est repensée et remise en perspective dans la verrière, ajustée aux cinquante mètres de sa longueur. Chez les mountaincutters, le processus créatif est toujours en cours, en action permanente. Suspendue par des fils de cuivre dont on connaît la qualité conductrice, l’impressionnante installation flotte littéralement, s’avance dans l’espace tel un serpent de verre, un squelette surgi de la préhistoire, fragmentaire, découpé en tubes de verre formant ce réceptacle longiligne dans lequel s’incarne le souffle, force répétitive et instinctive nécessaire. Les tubes ont été fabriqués en soufflant le verre directement dans la terre, à l’intérieur de trous aménagés à cet effet, chacun des segments matérialisant le souffle d’une personne. Séquencés et connectés à la manière d’un montage cinématographique, ils forment un ensemble, un tout. L’œuvre radicale travaille la porosité entre extérieur et intérieur en usant de matières hypersensibles aux dépôts. Ainsi, le cuivre va verdir, le verre se recouvrir. Avec une économie de moyens, les mountaincutters proposent une approche décélératrice des usages passés.

Transformant l’espace d’exposition en lieu de fabrique, le duo occupe la petite galerie qui s’apparente plus ou moins ici à l’atelier, pour mieux révéler le processus de recherche et d’expérimentation permanente qui caractérise sa démarche artistique. L’espace est habité par une diversité de compositions « à la fois présences diffuses et territoire poétique, fragile et vivant où dialoguent sculptures, images, temps passé, présent et futur », écrit très joliment Éric Degoutte, directeur du centre d’art et commissaire de l’exposition, dans le texte qui l’accompagne. Matériaux industriels et organiques, à l’image de l’acier et du kakishibu, se mêlent à des images énigmatiques à la portée scientifique, pour mieux refléter l’intérêt des artistes pour le vivant, sa fragilité et son étrange beauté. Tout à la fois esprit en mouvement et processus de transformation, cette sorte de laboratoire est habité par des enjeux de mémoire, d’archives et de care, où la notion d’altérité prend toute sa place.
Duo à l’identité hybride et non genrée, volontairement anonyme, mountaincutters présentent un travail s’appuyant sur la manière de penser et de percevoir l’espace qu’iels contaminent de façon radicale avec leur pratique in situ, proche de la théorie développée par l’anthropologue britannique Tim Ingold, qui envisage l’interdépendance entre l’organisme et son environnement au cœur duquel toute chose se détermine. Privilégiant les formes incomplètes et les situations transitoires, le duo développe une incertitude esthétique qui répond à son trouble identitaire. Dans la verrière des Tanneries, le long souffle partagé ne traduit pas autre chose que cette épaisseur de l’air contenue dans le titre de l’exposition qui interroge notre rapport au vivant et nous invite à reconsidérer la façon dont on regarde le monde.
Notes
1. « Morphologies souterraines », commissariat : Adélaïde Blanc, Paris, Palais de Tokyo, 16.6-10.9.2023.
Head image : Vue de l’exposition mountaincutters, « Thickness of the air » , Les Tanneries, centre d’art contemporain, Amilly, 19.10.2024 – 19.01.2025. Courtesy of mountaincutters & Les Tanneries. Photo : Aurélien Mole.
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- Du même auteur : Viola Leddi au Frac Champagne Ardenne, Manutensions.1, 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie,
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