r e v i e w s

Viola Leddi au Frac Champagne Ardenne

par Guillaume Lasserre

Viola Leddi, Pupille
Commissariat : Marie Griffay
Frac Champagne-Ardenne, Reims
11 octobre 2024 — 12 janvier 2025

Fruit d’une résidence au Frac Champagne-Ardenne en 2021, « Pupille » est la première exposition monographique de l’artiste italienne Viola Leddi dans une institution publique française et, au-delà, de ce côté-ci des Alpes. Née en 1993 à Milan, elle étudie les Beaux-Arts à l’Académie de Brera et fréquente une année durant, à la faveur du programme d’échange européen Erasmus, l’École de Peinture de l’Académie Royale des Beaux-Arts du Danemark à Copenhague, avant de poursuivre sa formation à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève d’où elle sort diplômée en 2022. L’artiste s’intéresse à la représentation des femmes dans l’histoire de l’art occidental et, plus généralement, dans l’imaginaire collectif contemporain issu d’un héritage culturel ancestral. Dans ses œuvres, elle examine le concept de féminité et la relation ambiguë entre le mécanisme coercitif d’identification à certains poncifs et l’envie, voire la nécessité, de les subvertir. Récemment, elle s’est intéressée à la notion de genre dans le cinéma d’horreur et les films gothiques, mobilisant le modèle de l’espace domestique hanté, l’insomnie, les troubles mentaux, la dualité entre l’amour et la mort, ou encore la narration de soi, qu’elle envisage comme autant de possibilités de démystification du féminin. L’exposition « Pupille » a demandé deux ans de préparation. Viola Leddi accorde beaucoup de temps à la production de ses œuvres et à la maturation des projets qu’elle entreprend.  

L’artiste explore ici la définition étymologique du mot « pupille » faisant référence aux processus de perception de soi en lien avec le regard des autres, à travers un ensemble d’œuvres inédites produites pour l’occasion. Trois immenses toiles horizontales aux tons bleutés occupent la salle d’exposition. Elles sont agrémentées de trois petits formats et de plusieurs médaillons réalisés en pâtes de verre. Une première toile, intitulée « Patterns of recognition » (2024), rejoue, dans un espace domestique difficile à identifier, des archives personnelles, intimes : documents manuscrits, dessins, listes, plans, pinceaux, médaillons. Si beaucoup d’éléments semblent renvoyer au quotidien de l’artiste ou à celui de ses proches, certains font référence à des écrits féministes. L’état fragmentaire de ces archives, très majoritairement rédigées en italien, mais aussi en anglais, les rend énigmatiques, renforçant un peu plus l’atmosphère de mystère ressentie dès l’entrée de l’exposition baignée d’une teinte à dominante bleutée dont les différentes nuances renvoient au sommeil, au monde onirique. Cette sensation est confortée par le fait que l’artiste est peu loquace au sujet de ses toiles, laissant planer l’incertitude jusque dans leur titre. Les documents sont peints éparpillés à même le sol, sur les lattes d’un parquet dont les nombreuses rayures se croisent, pour la plupart, au centre de la composition. La présence humaine ne se manifeste jamais directement. Elle s’incarne ici dans l’ombre d’une jeune fille qui apparaît dans la partie gauche de la peinture. Comprise comme l’alter ego de l’artiste, elle rajoute un peu plus de trouble à la représentation. Dans le tableau intitulé Patterns of translation (2024), on note la présence d’un miroir dans lequel se reflètent les pieds et le début des jambes de la jeune fille. Une image de coucher de soleil, à moins que ce ne soit l’aube, est scotchée en bas à droite de la glace. Semblant s’échapper du cahier où elles ont été brossées à grands traits, quatre souris viennent contaminer l’espace au sol occupé par toutes sortes d’objets allusionnels : des dés, symbole du hasard, débordent d’une feuille sur laquelle est représenté un œil, une pince à cheveux est associée à un dessin figurant une petite fille. Ensemble, ils composent un parterre dédié à toutes les absentes. Les cinq pendentifs en pâte de verre, disséminés dans l’espace à l’aide de très longues chaînes qui traversent littéralement la salle d’exposition, reflètent la tradition verrière champenoise, industrie historique de la région. L’un d’entre eux représente une jeune fille de profil, en train de lire. Enfin, les trois petites peintures font référence au linceul que Véronique aurait tendu au Christ lors de son calvaire au mont des Oliviers. La légende veut que le visage de ce dernier s’imprimât sur le linge lorsqu’il l’essuya. L’artiste remplace la figure du Christ par la sienne, ou plutôt, par un miroir posé sur le linceul bleuté et dans lequel se reflète une partie de son visage. Un deuxième tableau substitue au miroir un chat rendu célèbre sur les réseaux sociaux par la tache noire en forme de cœur qu’il porte sur son pelage blanc, et révèle l’humour de l’artiste. Le troisième arbore à même le linceul des formules scientifiques éclairées à la lumière d’un bougeoir occupant la partie inférieure de la peinture. Les trois peintures abordent la croyance d’un point de vue critique. 

Vue de l’exposition « Viola Leddi, Pupille », FRAC Champagne-Ardenne, 2024. Photo : Martin Argyroglo.

Le titre de l’exposition, « Pupille », du latin « pupilla », altération de « pupula » qui signifie « petite fille » ou « poupée », et de « pupille oculaire », renvoie à notre reflet dans le regard de l’autre et à ce moment précis de l’adolescence où nous prenons conscience de ce mécanisme à la fois littéral et symbolique. Nous quittons alors le monde de l’enfance et sa liberté inhérente – souvent dénommée insouciance – pour celui des adultes en nous pliant avec une facilité déconcertante aux codes sociaux par formatage, gommant, ou plutôt dissimulant toute singularité sous le manteau du conformisme. L’habit fait le moine, dit-on avec ironie. Le passage de l’enfance à l’âge adulte s’entend comme une phase critique dans la vie des femmes, un passage envisagé avec inquiétude de façon collective que Viola Leddi place au centre de ses récentes recherches artistiques, à l’image de la série des Lovable creatures (2019). La naissance de la sexualité féminine, en tant que phénomène à contrôler et à contenir, est historiquement cachée et non représentée, tenue à bonne distance de la culture visuelle et narrative occidentale, si bien que le passage d’enfant à femme et mère s’effectue en occultant l’adolescence, étape pourtant fondamentale dans laquelle le corps féminin se transforme en devenant fertile. Cette non-représentation traduit plusieurs siècles de domination patriarcale, et explique que, dans le milieu artistique, les femmes ont longtemps été réduites à des rôles subalternes ou symboliques, contenues dans leur fonction de compagnes, gardiennes, modèles, muses… 

Pour sa première exposition en France, Viola Leddi donne à voir un corpus d’œuvres dont le mystère exhalé est à rechercher du côté de ce non-dit de l’adolescence féminine s’incarnant dans les éléments représentés qui, parce que fragmentaires, froissés, déchirés, deviennent illisibles, incompréhensibles. L’inquiétante étrangeté qui se dégage de « Pupille » peut alors se comprendre comme le long cri des jeunes filles à qui on a volé l’adolescence. 

Vue de l’exposition « Viola Leddi, Pupille », FRAC Champagne-Ardenne, 2024. Photo : Martin Argyroglo.

Head image : Vue de l’exposition « Viola Leddi, Pupille », FRAC Champagne-Ardenne, 2024. Photo : Martin Argyroglo.


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