Suchan Kinoshita / Béatrice Balcou

Suchan Kinoshita, Renovation, Belgian Art Prize, Bozar (24 avril – 29 juin 2025), Bruxelles
Béatrice Balcou, Poor paintings, La Loge (24 avril – 6 juillet 2025), Bruxelles
L’exposition comme expérience de l’espace et du temps
Conçu par l’architecte Victor Horta, le Palais des beaux-arts de Bruxelles, aujourd’hui Bozar, est une immense « maison des arts » imbriquant plusieurs espaces consacrés aux différentes disciplines artistiques. Gardant en mémoire ses nombreuses expériences du lieu, Suchan Kinoshita, lauréate du Belgian Art Prize, a investi plusieurs de ces espaces pour son exposition Renovation. Formée à la musique expérimentale en Allemagne, Kinoshita a développé une pratique artistique au sein de laquelle la performance s’incarne dans l’attention portée au contexte élargi de l’exposition, aux relations entre les œuvres et aux conditions de l’expérience des spectateur·ices. À Bozar l’artiste a eu l’opportunité de travailler in situ pendant une durée de 7 semaines ; prenant littéralement possession des « Antichambres » du palais, situées à l’une des extrémités du bâtiment. Kinoshita est intervenue sur la structure même de l’espace, faisant rentrer la lumière naturelle en retirant les éléments occultant les verrières au plafond, ou demandant à rendre accessible l’entrée rue Royale pour permettre aux visiteur·euses d’expérimenter la porosité entre le centre d’art et la ville envisagée par Horta. Kinoshita convie littéralement la ville à l’intérieur de l’exposition par l’intermédiaire d’une installation sonore (Rue Royale 10, 2025).

Invitée à la Loge, centre dédié à l’art, à l’architecture et la théorie, Béatrice Balcou a également pensé son exposition en lien étroit avec les caractéristiques du lieu dont le nom renvoie à sa précédente fonction comme temple maçonnique construit par les architectes modernistes Fernand Bodson et Louis Van Hooveld. Cette attention commune à l’architecture des lieux d’exposition est l’un des nombreux liens qui me permet ici de mettre en relation les expositions Renovation de Suchan Kinoshita et Poor Paintings de Béatrice Balcou qui ont toutes deux ouvert à Bruxelles fin avril 2025.
Avec le terme de « rénovation » Suchan Kinoshita convoque l’imaginaire d’un ensemble de gestes techniques et esthétiques liés à la remise en état d’un bâtiment existant. Béatrice Balcou fait le choix du terme ambigu de « pauvre » ou de « médiocre » pour caractériser sa nouvelle série d’œuvres présentées sous le titre de Poor paintings. Dans les deux cas, ces usages spécifiques du langage qualifient des enjeux artistiques et politiques qui ont une importance centrale dans les démarches des deux artistes depuis les prémices de leurs pratiques, et bien avant que les notions de « sobriété », de « faire avec » et d’« écologie » deviennent des motifs incontournables au sein des mondes de l’art.
L’exposition Poor paintings de Béatrice Balcou prolonge ses recherches et expérimentations concernant la restauration d’œuvres d’art abîmées. Renouvelant un travail de collaboration avec des restaurateur·ices d’art, Balcou a travaillé à partir de peintures abstraites, plus spécifiquement celles des artistes Marcelle Cahn (1895 – 1981), Jef Verhayen (1932 – 1984), Felix De Boeck (1898 – 1995) et Barnett Newman (1905 – 1970). Pour chacune des œuvres, l’artiste s’est engagée dans un long processus de documentation et d’expérimentation afin de maitriser les techniques de création des peintures, reproduire les altérations que ces œuvres ont subies et apprendre les gestes et techniques de réparation utilisées pour les restaurer. Les différentes toiles constituant l’ensemble des Poor paintings semblent disparaitre à la surface des murs de l’espace principal de l’ancien temple maçonnique dont les visiteur·euses peuvent ainsi détailler l’architecture singulière. Balcou s’est attachée à reproduire seulement les parties abîmées, éparses à la surface des toiles. Au centre de l’espace, la toile dupliquant les altérations de l’œuvre de Barnett Newman a été placée horizontalement sur un large socle le long duquel sont disposés deux bancs permettant aux visiteur·euses de s’assoir pour observer. Balcou a installé un système d’éclairage rendant visible les nuances de blanc et de beige des différents tissus choisis par les artistes. Optant pour des éclairages sur pied, elle semble opérer une transformation de l’espace d’exposition en un plateau de tournage ou un studio de prise de vue.

À Bozar, Suchan Kinoshita a imaginé un scenario fondé sur la fragmentation des espaces et l’hétérogénéité des rapports à l’exposition qu’elle y instaure. Des espaces intimes, habituellement invisibles au public, accueillent un ensemble de dessins et d’aquarelles – une pratique picturale inédite, témoignant d’un rapport léger et mobile au travail artistique – ou un bar – fabriqué à partir de matériaux récupérés sur place – activé à l’occasion du vernissage de l’exposition (Bar, 2025). Au cours des semaines qui lui ont permis d’investir les lieux, Kinoshita s’est intéressée à ce que ces derniers contenaient. Un ensemble d’objets pour faire le ménage sont ainsi disposés dans la rotonde centrale (Déménagement, 2025). Hanger Herum II (2025) met en scène une micro-exposition (ou un micro-cinéma) composée de 10 visionneuses à diapositives sur lesquelles l’artiste est intervenue pour y insérer des petits objets métalliques, invitant les visiteur·euses à les manipuler.
L’exposition constitue pour Kinoshita une expérience de l’espace et du temps qui se manifeste à la fois dans le champ de la représentation – l’œuvre Uhrenpaar (2007) est une paire de sabliers en verre soufflé figurant le temps qui passe – et dans celui de la performance. Wetter werf (2025) matérialise le temps dédié par l’artiste à la déconstruction, à l’inventaire et au réassemblage des différents éléments scénographiques récupérés de l’exposition précédente. Ces éléments se déploient à l’horizontal, sous la forme de dispositifs d’empilement et de superposition, ou bien sont érigés verticalement, s’alignant contre les murs. Des mots – en anglais, en allemand –scandent ces multiples scènes créant les conditions pour l’improvisation d’une performance sans début ni fin.
À l’étage de la Loge, Balcou convie aussi les spectateur·ices à une expérience singulière du temps. Un film d’une durée de 69 heures et 51 minutes est diffusé aux heures d’ouverture de l’exposition. Il documente sans interruption trois journées consacrées à la fabrication d’une partie de l’œuvre Regendag (Jour de Pluie) de Verhayen, laissant place à l’alternance du jour et de la nuit, juxtaposant les gestes et les sons du travail à l’intérieur de l’atelier aux bruits de la ville provenant de l’extérieur.
Le dialogue qui s’instaure entre ces deux expositions révèle des liens singuliers entre les pratiques de ces deux artistes, manifestant leurs affinités matérielles et conceptuelles. Elles partagent, avec la force et la vitalité que j’admire dans leurs œuvres depuis de nombreuses années, leur exploration de la maintenance et de l’attention, de l’errance et du tâtonnement.

Head image : Vue de l’exposition Renovation, Suchan Kinoshita, Belgian Art Prize, Bozar, Bruxelles, 24 avril – 29 juin 2025. Crédit photo : Bozar.
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