Katinka Bock

par Leila Couradin

Cet automne 2019, l’artiste allemande Katinka Bock expose simultanément dans deux lieux de Paris où elle vit depuis maintenant vingt ans. L’exposition du prix Marcel Duchamp au Centre Pompidou et « Tumulte à Higienópolis » à Lafayette Anticipations permettent à la fois de retrouver les axes principaux de sa recherche et de sonder les évolutions d’un travail de premier ordre sur la scène internationale. 

Katinka Bock porte une attention singulière aux lieux qu’elle investit tout en évoquant souvent un « ailleurs » analogique. Ainsi, l’œuvre monumentale Rauschen[1], exposée à Lafayette Anticipations, est recouverte des plaques de cuivre de l’ancienne toiture du Anzeiger-Hochhaus, haut lieu de production éditoriale de Hanovre, en Allemagne. Depuis le milieu des années 2000, la volonté de l’artiste de se confronter à une spécificité architecturale tout en essayant de s’extraire du lieu, en l’ouvrant, en jouant avec ses limites, révèle son goût pour une forme de « débordement » : le bord permettant d’être, depuis l’intérieur, au plus proche de l’extérieur.

Katinka Bock, Rauschen, 2019. Cuivre, fibre de verre. Courtesy Katinka Bock ; Jocelyn Wolff , Paris ; Meyer Riegger, Karlsruhe/Berlin ; Greta Meert, Bruxelles. Production Lafayette Anticipations. Vue de l’exposition Lafayette Anticipations. © Photo : Pierre Antoine / Lafayette Anticipations, Paris

Ainsi, pour le Printemps de Septembre à Toulouse en 2007, elle créait déjà, comme souvent dans ses sculptures, un mouvement de balancier entre un arbre jeté dans le courant et un bloc de bois exposé à l’intérieur, le retenant par un câble (Hysteros,2007). À la Fondazione Pastifico Cerere à Rome en 2009 (Geschwister, 2009) comme à l’Institut d’art contemporain à Villeurbanne en 2018 (Personne, 2012 et April Personne, 2013), elle lie des œuvres par paires, l’une étant exposée aux intempéries à l’extérieur, l’autre séchant lentement à l’intérieur. Chacune s’intègre dans un paysage donné, la nature ou la ville pour l’une, l’exposition pour l’autre, évoquant la philosophie chinoise et son aspiration à réunir des éléments considérés comme opposés en Europe : l’ombre et la lumière, le yin et le yang, le féminin et le masculin, l’intérieur et l’extérieur, et mettant ainsi en évidence la circulation des énergies dans tous êtres et toutes choses.

Pour d’autres expositions, ce lien entre « dehors » et « dedans » est plus le fruit d’une étude du contexte socioculturel que du contexte architectural des lieux qui l’accueillent. Dans « Zarba Lonsa » aux Laboratoires d’Aubervilliers en 2015, « o_o__o » au Mercer Union de Toronto en 2016 et « Tomorrow’s Sculpture, Radio »à l’IAC de Villeurbanne en 2018, des objets ont été troqués contre des sculptures qui s’exposent dans les commerces ou chez les habitants de la ville. Les œuvres se fraient ainsi une place dans une boucherie, un bazar, un salon de coiffure ou un appartement. Le souffle circule, l’« ici » renvoyant souvent à un « ailleurs ».

Katinka Bock, Gisant, 2019. Céramique, chêne. Courtesy Katinka Bock ; Jocelyn Wolff, Paris. Production Lafayette Anticipations. Vue de l’exposition Lafayette Anticipations. © Photo : Pierre Antoine / Lafayette Anticipations, Paris

Dans « Tumulte à Higienópolis », la sculpture Rauschen évoque un autre espace et porte sur sa surface les stigmates d’une vie antérieure — les bombardements de la Seconde Guerre mondiale notamment. Le passage du temps est un sujet central de la pratique de Katinka Bock, chaque œuvre est chargée d’une histoire qui lui est propre, d’un passé qui laisse souvent des traces. Avant d’être exposées dans « Radio Piombino », au festival The Common Guild de Glasgow en 2018, des œuvres ont été déposées dans différents lieux publics et privés de la ville, enregistrant pour un temps les données de leur environnement. Une fois réunies, chacune ayant en mémoire sa précédente adresse, elles composent une cartographie invisible, incomplète et subjective de la ville de Glasgow.
À Luxembourg, une première colonne en bronze (Population (high culture), 2018) a été longuement exposée aux intempéries sur le toit du Mudam, quand la seconde, (Population (low culture),2018), a été plongée dans l’Alzette, la rivière qui passe en contrebas et traverse la ville. Ces sculptures jumelles, comme deux témoins du temps qui passe, s’apparentent à de véritables portraits en creux de Luxembourg. Cette année, Toxic Fountain, une cuillère monumentale en cuivre, s’oxyde en récoltant l’eau de pluie devant Lafayette Anticipations et de larges tissus bleus ont été installés dans une rue du quartier du Marais plusieurs mois avant le début de l’exposition du prix Marcel Duchamp pour s’imprégner littéralement de leur environnement. Chaque œuvre de Katinka Bock est donc toujours dans un état transitoire, en métamorphose : le liquide devenant solide, le lourd devenant léger, l’humide devenant aride. Le paysage tout entier se renverse parfois, l’horizontal devenant tout à coup vertical.

Ces métamorphoses ostensibles attestent la superposition du temps de l’exposition et du temps de production, faisant de l’espace de monstration un atelier ouvert. Ce sont les matériaux et les processus qui leur sont appliqués qui laissent entrevoir un fonctionnement de la pensée autant qu’une méthodologie de travail. En 2011, l’artiste dépose au cœur du Skulpturenpark de Cologne des plaques de terre crue qui enregistreront ici encore le temps qui passe avant que leur cuisson n’arrête cette transformation. À l’IAC, dans l’installation Autumn (2018), ces mêmes plaques forment un sol, elles sont foulées par les visiteurs le soir du vernissage puis prélevées pour être cuites avant de réintégrer l’exposition quelques semaines plus tard : ainsi, pendant sa durée et sous les yeux des visiteurs, les œuvres se créent en l’absence de leur créatrice. Katinka Bock se positionne en retrait et c’est l’exposition elle-même qui souligne la multiplicité des temporalités qui la composent. Si l’artiste dit l’abandonner physiquement lors du vernissage[2], elle confère aussi aux œuvres un souffle de vie leur permettant une évolution autonome. L’eau s’évapore, les plantes poussent, l’air extérieur s’engouffre par une fenêtre laissée ouverte. Dans ces environnements changeants, il faudra donc prendre soin d’œuvres précaires, en déséquilibre, fragiles, instables, « qui ont besoin d’être ajustées comme une horloge qui est toujours en retard[3] ».

Katinka Bock, Landumland (balance for books, warm sculpture, for your eyes only, debout sur feuilles de température), 2019. Cuivre, céramique, chêne, acier, 18 socles d’acier 100 × 40 × 30 cm chaque, 96 cônes de céramique env. 50 cm × 15 cm, poutre en bois; Le grand citron, 2019, céramique, acier, cuivre, 140 × 90 cm. Vue de l’exposition « Prix Marcel Duchamp 2019, les nommés », Centre Pompidou, Paris. Courtesy Katinka Bock ; Jocelyn Wolff , Paris ; Meyer Riegger Berlin/Karlsruhe, Greta Meert Bruxelles. Photo : François Douro.

Katinka Bock s’accommode volontiers du caractère aléatoire des processus qu’elle met en place, ayant « souvent l’impression d’effectuer un pas de tango entre ce qui est aléatoire et ce qui est dirigé[4] ». Elle développe une série de gestes qui s’impriment dans des matériaux chargés d’une énergie tellurique. Elle coule directement le métal en fusion sur les objets plutôt que d’en faire des moules, emprisonnant par exemple des cactus dans la représentation (Smog, 2017). Elle plie ou déplie, jette ou écrase les feuilles d’argile, comme autant de pages blanches dont la qualité intrinsèque est l’absence de forme primitive. Comme du papier journal, elles servent à emballer des objets trouvés[5] ou collectés[6] avant de les cuire. Disparaissant pendant la combustion[7] tout en transférant leur essence à leur enveloppe, les objets dits « de désir » deviennent formes fantômes. Comme les gestes de l’artiste et le caractère quasi performatif qu’ils impliquent, l’absence de ces objets est le sujet principal de la pièce.

Dans un corps à corps avec la matière, Katinka Bock porte, étale, déplace. Ce mouvement physique permanent fait émerger au fil de sa pratique un intérêt prégnant pour la mesure. Ainsi Umland[8] (2007-2011),dont la traduction littérale serait « les alentours », est une sculpture dont les « gestes » ont pour objet de circonscrire le lieu qui la reçoit, d’en délimiter les contours, et de les signifier en y apposant des marques. Outre les espaces, Katinka Bock mesure aussi les corps dans Horizontal alphabet (red) (2014) où elle compose au sol un appareillage de briques en terre chacune de la dimension exacte d’un pied ou d’une main d’un habitant de Marrakech. D’ordinaire standardisées, les briques sont ici toutes différentes, renvoyant à nouveau à une multitudes d’individus. À chaque nouvelle exposition, les œuvres se déplacent, se regroupent ou s’isolent. Elles échangent et dialoguent au gré des accrochages que Katinka Bock qualifie de « situations[9] » dans lesquelles il s’agit de trouver la juste place de chaque pièce. Elles s’apparentent donc à autant d’être vivants qui cohabitent dans un espace donné : elles font corps social.

Katinka Bock, Wunschkonzert, 2019. Cuivre, bronze, céramique. Courtesy Katinka Bock ; Meyer Riegger, Karlsruhe / Berlin. Production Lafayette Anticipations. Vue de l’exposition Lafayette Anticipations. © Photo : Pierre Antoine / Lafayette Anticipations, Paris

À Lafayette Anticipations, Rauschen s’affranchit des contraintes liées au corps de l’artiste. On y observe un changement d’échelle. Cette œuvre, dans toute sa démesure soulignée par l’architecture du lieu, parle de la grande histoire plus que du temps atmosphérique. Elle ne rend plus compte ici d’un geste solitaire mais s’adresse au visiteur en lui imposant avec une autorité quasi religieuse la prise de conscience de son propre corps. L’aspect archéologique de cette forme énigmatique dans laquelle, un par un, il est permis d’entrer, suscite une véritable expérience physique contemplative. Si l’artiste transforme cette matière première « historique » pour en faire une sculpture, elle transforme aussi l’espace qui l’accueille. L’œuvre pourrait être un antre, une crypte ou une tholos futuriste, elle pourrait évoquer un phénomène géologique entouré de mysticisme, l’Égypte antique et ses lieux sacrés, la science fiction et ses abris post-apocalyptiques… 

Ouverte, l’œuvre de Katinka Bock se fait métaphrase de phénomènes physiques comme de concepts philosophiques d’Orient ou d’Occident. Son silence semble affirmer avec toujours plus d’aplomb que l’essentiel est ici, dans le simple mouvement de balancier entre un bol et un poisson.


[1] Agrandissement de la sculpture Wunschkonzert, 2019.

[2] Christophe Gallois, « Où se termine la mer ? Entretien avec Katinka Bock», Tomorrow’s Sculpture : Sonar, Smog, Radio, catalogue, Roma Publications ; Kunst Museum Winterthur ; Mudam Luxembourg ; Institut d’art contemporain, 2019, p. 69.

[3] Propos de l’artiste, présentation vidéo de l’exposition du prix Marcel Duchamp, Centre Pompidou, Paris, octobre 2019,https://www.youtube.com/watch?v=4MSF5Vf-tx8.

[4] Propos de l’artiste recueillis par Béatrice Gross, The Art Newspaper n°13, novembre 2019.

[5] Palomar II, 2019.

[6] Pendant l’exposition « Zarba Lonsa » aux Laboratoires d’Aubervilliers en 2015.

[7] Rappelant le procédé de la cire perdue.

[8] Un « corps » en métal portant un objet au bout de chacun de ses membres.

[9] Propos de l’artiste, présentation vidéo de l’exposition « Tomorrow’s Sculpture / Radio », Institut d’art contemporain de Villeurbanne, octobre 2018, https://vimeo.com/296608629

Image en une : Katinka Bock, Rauschen, 2019. Cuivre, fibre de verre. Courtesy Katinka Bock ; Jocelyn Wolff , Paris ; Meyer Riegger, Karlsruhe/Berlin ; Greta Meert, Bruxelles. Production Lafayette Anticipations. Vue de l’exposition Lafayette Anticipations. © Photo : Pierre Antoine / Lafayette Anticipations, Paris

  • Publié dans le numéro : 92
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