Peter Friedl

par Vanessa Morisset

Teatro, Carré d’Art-Musée d’art contemporain de Nîmes, 25.10.2019 — 1.03.2020

Dans une note de bas de page sur l’intérêt (ambivalent) de Peter Friedl pour Daniel Johnston, arrivent ces quelques mots : « il s’est intéressé à ce chanteur à contre-courant des poncifs[1] ». « À contre-courant des poncifs ». Et si cette expression, à la fois simple mais précise, était la clé pour comprendre ce qui intéresse Friedl non seulement chez Daniel Johnston ou chez d’autres artistes, mais ce qui l’intéresse en général, au point de motiver son œuvre ? Et si le besoin d’aller « à contre-courant des poncifs » était ce qui caractérise la démarche et l’œuvre de Friedl ? Une œuvre apparemment disparate, faite de dessins, de maquettes, de marionnettes, d’images collectées, de vidéos ; s’intéressant au théâtre, à l’architecture, à l’archive, à l’interprétation des rêves ; rendue complexe d’accès par cette profusion et une diversité de pistes dont on pourrait dire qu’elles partent dans tous les sens. Toutefois, un point commun permet de les saisir ensemble, comme formes minorées ou détournées pour aller à contre-courant des pratiques culturelles ou cultivées telles qu’elles sont actuellement phagocytées, devenant poncifs. Les marionnettes sont une attaque du théâtre comme poncif. Les maquettes de maison sont une attaque de l’architecture moderniste comme poncif. Les collectes de coupures de presse rangées par association, contre l’archive comme poncif. Chaque fois que Peter Friedl s’intéresse à un domaine d’activité, il l’aborde à contre-courant des idées reçues d’une manière qui nous place face nos habitudes de pensée trop faciles. Il n’attaque pas ces pratiques en elles-mêmes, mais comme poncifs.

Peter Friedl, Rehousing, 2012-2019. Courtesy Peter Friedl ; Guido Costa Projects, Turin. Vue de l’exposition Teatro Kunsthalle de Vienne 2019. Photo : Jorit Aust. © Peter Friedl

Dans ce sens, Rehousing — une installation de l’exposition monographique que lui consacre le Carré d’Art à Nîmes — peut être perçue comme métonymique, exposition ou collection dans l’exposition, ensemble de pièces hétérogènes mais qui convergent quelque part, au-delà du visible, dans l’esprit de celui qui observe. Constituée par ajouts successifs durant plusieurs années, de 2012 à aujourd’hui, l’œuvre se compose de maquettes de maisons posées sur des tables en métal suffisamment hautes pour les regarder facilement en détail, chaque maison relevant d’un style, d’une histoire et d’une provenance éloignées de celles des autres. Car les maquettes ne sont pas des projets, elles sont les répliques miniatures de maisons existantes qui, présentées en tant que maquettes, redeviennent des propositions pour repenser l’architecture. La maison où l’artiste a passé son enfance en Autriche et celle de Heidegger dans la Forêt-Noire jouxtent une maison moderniste d’un architecte italien de l’époque du fascisme destinée à une colonie en Afrique mais aussi un container transformé en habitat d’urgence en Jordanie, une construction de fortune de réfugiés à Berlin et une maison clou résistant à la reconstruction autoritaire des quartiers populaires de Pékin. Le tout bouleverse la hiérarchie à laquelle on se plie généralement sans la remettre en cause, ayant intégré les grands paradigmes de la culture du XXe siècle, ici quelque chose comme : l’architecture moderniste, c’est bien, la maison de village en Autriche, c’est mal. Friedl renverse cette lecture commune en laissant entrevoir de nouvelles manières d’envisager l’architecture qui prennent en compte, à côté de l’architecture élitiste et de pouvoir, les constructions vernaculaires ou improvisées : une architecture au sens élargi. L’installation appelle d’autant plus cette prise de conscience qu’elle est complétée de deux autres maquettes un peu plus grandes soulignant la complexité et la complicité de l’architecture par rapport aux diverses formes de pouvoir. Intitulées respectivement Tripoli (2015) et German Village (2014-15), elles évoquent d’une part un projet de bureaux de la firme FIAT dans une architecture de fer et de verre, de l’époque où l’Italie avait colonisé la Libye et, d’autre part, un immeuble typiquement allemand construit par l’armée américaine avec l’aide de décorateurs d’Hollywood pour s’entraîner à attaquer l’Allemagne. Modernisme et colonialisme, stratégie de guerre et cinéma, Friedl montre l’ambivalence constante des affaires humaines, appliquées ici à l’architecture.

Peter Friedl, Rehousing, 2012-2019. Courtesy Peter Friedl ; Guido Costa Projects, Turin. Vue de l’exposition « Teatro », Kunsthalle de Vienne 2019. Photo : Jorit Aust. © Peter Friedl

Un autre domaine artistique l’énerve semble-t-il particulièrement et le mène à la réalisation d’œuvres très critiques à son encontre : le théâtre. Plusieurs installations et vidéos de l’exposition s’y attaquent en effet, par les formes mineures que sont les théâtres de marionnettes de rue, les marionnettes en elles-mêmes, la vidéo ou, de nouveau, la maquette. On s’en aperçoit dès la première salle où est présentée l’installation Teatro Popular (2016-17) inspirée du théâtre de rue au Portugal (conçue à l’origine pour une exposition à Lisbonne), faite de baraques en tissus colorés et de marionnettes dispersées, dessus, à l’envers, en équilibre ou couchées au sol, en attente d’être activées dans l’imaginaire de chacun. Marionnettes d’autant plus intrigantes qu’à l’effigie de personnages divers, hommes, femmes, noir·e·s, blanc·he·s, manifestement d’époques différentes car portant des vêtements très différenciés — on apprend par le texte accompagnant l’exposition qu’il s’agit de personnages appartenant à différentes époques en lien avec l’histoire du Portugal, des Juifs chassés du pays au Moyen-Âge jusqu’à Ingrid Bergman (eh oui, via la narration du film Casablanca). En dépit des formes enfantines et colorées des éléments, un drame pourrait se jouer mais il reste virtuel. Là encore, il est dans l’esprit de l’observateur qui complète l’œuvre par son ressenti, sa pensée et ses réflexions, sa présence. On peut parler ici d’une « dimension méta-discursive[2] » de l’œuvre ou se rappeler aussi la notion beuysienne de sculpture sociale, une œuvre incomplète sans la réception et les commentaires du spectateur[3]. Mais ici, tout l’esprit critique de Friedl vis-à-vis du théâtre autant que de l’écriture de l’histoire et même de la vérité historique interdit les paroles édifiantes. Il est intéressant de comparer cette installation, proche de The Dramatist aussi réalisée avec des marionnettes quelques années auparavant[4], avec la vidéo Report de 2016, projetée quant à elle dans la dernière salle de l’exposition nîmoise. Sur la grande scène vide du théâtre national grec d’Athènes dont il se plaît à rappeler qu’il a été construit par un architecte allemand à la toute fin du XIXe siècle (dans un style néoclassique revisité par toute l’histoire européenne), Friedl a invité des amateurs de différentes origines et de différentes langues à apprendre et à réciter un texte de Kafka, lui-même très ironique par rapport à la culture officielle, Rapport pour une académie. Dépourvue de spectaculaire, avec des acteurs hésitants, se présentant frontalement dans leurs vêtements habituels et sans aucun décor autour d’eux, faite d’extraits de textes dits dans des langues que l’on ne comprend pas toutes, l’œuvre propose une sorte d’anti ou de contre-théâtre, réduit au corps, à la langue, à l’essentiel.

Peter Friedl, Teatro Popular, 2016-2017. 4 barracas : bois, aluminium, tissus 190 × 100 × 100 cm (2×), 180 × 90 × 90 cm, 180 × 100 × 100 cm ; 22 marionnettes-gants : technique mixte, dimensions variables (ca. 40-50 cm chacune). Courtesy Peter Friedl ; Lumiar Cité, Lisbonne. Photo : Daniel Malhao. © Peter Friedl.

Parmi bien d’autres œuvres de l’exposition qui expriment le point de vue de Friedl, cherchant à retourner les idées reçues, montrant par exemple le déterminisme social et contextuel dans la formation des rêves ou la marque du pouvoir dans la construction du savoir qui s’opère dans le classement des archives, une œuvre plus modeste qui pourrait sembler anecdotique, une vidéo, pas forcément valorisée par l’accrochage car elle est montrée sur un moniteur accroché à un mur, peut, pour finir, arrêter l’attention et se donner comme une autre clé pour comprendre l’œuvre de l’artiste. Car, discrètement, elle indique sa présence dans l’exposition et peut ici être interprétée comme un autoportrait. Grâce à elle, les parties forment un tout. Intitulée Dummy (1997), elle est l’une des pièces les plus anciennes présentées au Carré d’Art, à l’origine réalisée pour la documenta de Kassel. Tournée dans un souterrain de la ville où elle était d’ailleurs projetée in situ, on y voit l’artiste s’emporter contre un distributeur de cigarettes qui ne fonctionne pas — sans doute a-t-il le sentiment d’une arnaque qui le met en colère contre le reste du monde.

Peter Friedl, Teatro Popular, 2016-2017. 4 barracas : bois, aluminium, tissus 190 × 100 × 100 cm (2×), 180 × 90 × 90 cm, 180 × 100 × 100 cm ; 22 marionnettes-gants : technique mixte, dimensions variables (ca. 40-50 cm chacune). Courtesy Peter Friedl ; Lumiar Cité, Lisbonne. Photo : Daniel Malhao. © Peter Friedl.

[1]   Jean-François Chevrier, « Le théâtre biographique selon Peter Friedl », Les Formes biographiques, Carré d’Art-musée d’art contemporain de Nîmes, éditions Hazan, 2015, p. 351.

[2] L’expression est utilisée par Philippe-Alain Michaud dans un texte du catalogue de l’exposition à paraître.

[3] Joseph Beuys, « Entrée dans un être vivant », conférence à la documenta 6, Kassel, 1977, reprise dans le recueil Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, Paris, L’arche, 1988.

[4] Pour une analyse complète de cette œuvre, voir Jean-François Chevrier, op. cit.

Image en une : Peter Friedl, The Dramatist (Black Hamlet, Crazy Henry, Giulia, Toussaint), 2013. Bois, métal, tissu, cuir, verre, cheveux, paille, peinture à l’huile et fils de nylon. Collection Carré d’Art-Musée d’art contemporain de Nîmes. Vue de l’exposition « Teatro », Kunsthalle de Vienne 2019. Photo : Jorit Aust. © Peter Friedl

  • Publié dans le numéro : 92
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