Vidéothèque éphémère, Jeu de Paume

par Mathilde Roman

Inventer le possible, Jeu de Paume, Paris, jusqu’au 8 février 2015

Après « Faux amis » en 2010, « Inventer le possible » prolonge l’idée d’investir le territoire des représentations du politique en se concentrant cette fois sur la question des utopies. Le projet est moins pensé en terme d’exposition qu’en terme de rassemblement d’œuvres vidéo qui témoignent chacune d’une situation particulière tout en questionnant l’horizon commun des échecs de la modernité.

Le rapport à l’image privilégié pour « Inventer le possible » est celui des conditions domestiques dans lesquelles nous regardons des films. Le spectateur a le choix entre des canapés associés à des écrans et une salle de projection pour regarder la programmation, sans bénéficier non plus de proposition de parcours. S’il est décevant de ne pouvoir mettre en relation les œuvres dans l’espace, force est de constater que les spectateurs prennent le temps de regarder, guidés parfois par le hasard du défilement des images, ou confortablement installés dans les poufs de la salle de projection. Si l’expérience est donc positive, c’est surtout grâce à la grande qualité des œuvres choisies, qui toutes témoignent d’une nécessité de questionner par l’image les états du présent.

Carlos Motta, Nefandus, 2013.

Carlos Motta, Nefandus, 2013.

Un des échecs des utopies modernistes se lit aujourd’hui dans la nécessité de repenser la position du sujet face au réel. Doutant de sa capacité à saisir la diversité, l’artiste cherche d’autres modalités de représentation du monde à distance d’une vision dominante. En vidéo, cela se traduit souvent par le choix d’une caméra subjective, enracinée dans un corps en mouvement. Ainsi lorsqu’il filme La Havane (La Havane libre, 2010), Artur Zmijevski évite l’attrait de l’esthétique de la ruine en privilégiant l’humain, à travers des portraits des gestes de récupération qui sont autant de gestes de survie dans une économie dévastée. Le cadre est instable, la bande-son chargée de nombreux cris d’enfants et musique cubaine, marquant l’importance d’une tentative de saisie du dedans d’un ailleurs fantasmé. De même, dans Le botaniste (2008) Yto Barrada poursuit sa réflexion sur les effets de la globalisation sur les cultures et savoirs locaux en filmant la visite d’un groupe de spécialistes anglais du jardin botanique d’un écrivain, Umberto Pasti, au sud de Tanger, qui contient de rares spécimens de plantes marocaines. Décentrée vers le bas, à hauteur des plantes, la caméra ne montre aucun visage et ce point de vue introduit de l’humour au sein de questionnements plus politiques de préservation et de résistance.

Affrontant l’histoire coloniale dans Nefandus (2013), Carlos Motta en fait surgir des récits enfouis dans une nature sauvage qui semble à première vue avoir repris ses droits et refermée ses plais : pourtant, au fil d’une descente en barque, les récits des actes de violences sexuelles et sodomie accomplis comme outils de domination mettent le spectateur à l’épreuve de la mémoire de l’histoire. D’autres investissent le champ de la performance, comme Khvay Samnang qui se filme immergé dans des eaux sales tandis qu’il déverse sur sa tête des sauts de sable (Sans titre, 2011). Ses actions, réalisées dans des lacs publics cambodgiens dont les abords ont été vendus à des promoteurs, mettent en scène avec une grande force poétique la fragilité des écosystèmes naturels et humains face aux enjeux économiques, renvoyant aussi à Deep Weather (2013) de Ursula Biemann, réflexion environnementale tournée au Bangladesh.

Les manières de naviguer dans cette exposition sont donc multiples, les relations entre les œuvres nombreuses, et une interface accessible sur tablette, véritable catalogue en ligne, permet à la suite de prolonger la visite dans son propre canapé cette fois.

Yto Barrada The Botanist, 2008, courtesy l'artiste et galerie Polaris, Paris.

Yto Barrada, The Botanist, 2008, courtesy l’artiste et galerie Polaris, Paris.

Commissaires : Hilde Van Gelder, professeur en histoire de l’art moderne et contemporain à la KU Leuven et directrice du Lieven Gevaert Centre for Photography et Marta Ponsa Salvador, responsable des projets artistiques et de l’action culturelle, Jeu de Paume. Avec : Edgardo Aragón Díaz ; Yto Barrada ; Eric Baudelaire ; Ursula Biemann ; Wim Catrysse ; Martin Le Chevallier ; Declinación Magnética ; Theo Eshetu ; Mahdi Fleifel ; Yang Fudong ; Sirah Foighel Brutmann et Eitan Efrat ; Peter Friedl ; Pauline Horovitz ; Marine Hugonnier ; Hayoun Kwon ; Naeem Mohaiemen ; Wendy Morris ; Carlos Motta ; Els Opsomer ; Daniela Ortiz & Xosé Quiroga ; Anxiong Qiu ; Khvay Samnang ; Allan Sekula ; Hito Steyerl ; Atsushi Wada ; Artur Żmijewski.


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