Théo Casciani au Frac Pays de la Loire
Si une maquette représente un mode opératoire préalable à la fondation de tout édifice, Théo Casciani s’emploie de même à composer ses livres, pan par pan. Dans une approche protocolaire, son nouveau roman, Maquette, à l’image du précédent, procède d’un assemblage de tableaux qui s’agencent les uns par rapport aux autres pour former un récit cohérent. Le sixième volet de cette expérience narrative en gestation tend à une extension de la fiction qui donne lieu à l’exposition « Vous n’avez pas besoin d’y croire pour que ça existe »au Frac des Pays de la Loire. L’exercice pousse cette fois-ci son auteur à adopter le rôle de curateur, rappelant le personnage du narrateur de son premier roman, Rétine (2019), qui assistait dans ses recherches l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster lors d’une exposition au musée Hyōgo, dans la baie de Kobe. La présence de cette artiste, parmi celles et ceux montré·es au Frac, est l’une des nombreuses passerelles envisagées par l’auteur pour opérer une mise en abyme de plus en plus incarnée entre le livre et l’espace d’exposition.
Le premier indice visuel qui s’impose à nous est le tapis de confettis qui habille le sol du Frac, autant de fragments textuels du chapitre « Définition »du livre en devenir de Théo Casciani. Ces bribes éparses nous immergent dans un extrait de son deuxième roman. On reconnaît, côté face, la police de la maison d’édition P.O.L, et, côté pile, la graphie créée spécifiquement pour ce projet. Savamment élaborée par Marie-Mam Sai Bellier, celle-ci reprend l’esthétique difficilement déchiffrable, mais bien identifiable, du gaming. Cette écriture cryptée nous indique d’emblée le point de jonction entre le réel et les différents reflets du monde qui nous seront donnés à voir lors de ce parcours fantasmagorique.
Le sixième chapitre de Maquette – dont la parution est prévue en 2024 – s’ouvre sur le personnage de Damon ; intrigué par le bâtiment qu’il observe chaque jour depuis sa fenêtre, il s’apprête à pénétrer dans ce qui semble être un data center. Comme lui, nous sommes face à un étalage de meubles de rangement industriels caractéristiques des hangars, réserves ou autres espaces liminaux, propres au stockage de denrées ou de données. Les étagères accueillant les œuvres participent d’une scénographie labyrinthique qui se livre d’emblée à nous. Ces « cimaises » ajourées favorisent une vision d’ensemble de l’exposition et laissent entrevoir l’envers des pièces découvertes au cours de notre déambulation dans ce qui peut évoquer les réserves d’un musée.
Une courte vidéo de Chris Cunningham introduit l’univers vacillant agencé par Théo Casciani. Une figure aux traits déformés y délivre un message prophétique dans le cadre d’une publicité réalisée pour la PlayStation de Sony. Cette vidéo de 1999 peut faire écho au consumérisme exacerbé que l’artiste Pamela Rosenkranz suggère subtilement par la mise en scène de bouteilles d’eau Fiji. Dans ces contenants, elle propose un étalonnage des teintes de peaux caucasiennes, assimilant dès lors l’humain à un produit capitaliste. Disséminées dans l’espace, les sculptures d’Ha Young renferment en leur sein des fragrances qui métabolisent les ressentis des utilisateur·rices d’Internet, exhalées toutes les heures dans l’exposition. Les condensés de sensations scellés dans ces excroissances vitrées témoignent d’une sociologie de comportements universellement partagés : trouver des informations sur un moteur de recherche, interagir virtuellement ou encore se perdre pour une durée indéterminée dans les méandres du Web.
Dans une interrogation constante sur les frontières entre le réel et le virtuel, Théo Casciani choisit de convoquer la figure du philosophe Timothy Morton, qui repense le concept de nature comme un ensemble de représentations conçues par l’homme et sans existence fondée. Cette sélection d’ouvrages, qui offre une clé de lecture de « Vous n’avez pas besoin d’y croire pour que ça existe », souligne également l’ambiguïté de cette phrase empruntée à Philip K. Dick.
De ce constat émerge un questionnement sur les différents régimes visuels qui ne cessent de traverser l’exposition, en premier lieu par la multitude de portraits éparpillés dans l’espace. À travers la représentation d’une féminité artificielle et codifiée dans les travaux d’Emma Stern et les créatures cyborgs de Salomé Chatriot, jusqu’au portrait du xvie siècle de Tommaso di Stefano Lunetti qui se fait le témoin anachronique du sort de notre humanité, Théo Casciani interroge une tradition picturale ainsi que l’avenir de ce médium.
Cette considération sur le futur des œuvres d’art est abordée dans une dimension plus globale à travers la notion de leur conservation et des lieux dédiés à cet usage. En convoquant divers plans, maquettes et fac-similés, le curateur conduit avec subtilité une réflexion sur ces lieux, gardiens d’une certaine mémoire : musées, bibliothèques, data centers ou encore le lieu qu’il investit, le Frac des Pays de la Loire. Cet examen de ce qui peut ou doit être conservé est notamment mis en exergue dans la pièce ironiquement intitulée Épistémologies de Jesse Darling, qui présente une série de classeurs dont le contenu a été remplacé par des blocs de béton parfaitement vains. Dans une autre perspective, Hito Steyerl évoque avec humour la notion de protection du patrimoine au sens le plus littéral du terme dans un parallèle entre le gardiennage de musée et une sécurité policière outrancière.
Théo Casciani fait du numérique, qui régit désormais une partie de nos modes comportementaux, un monde en soi où un algorithme devient un espace à arpenter, un archipel de données compilées à travers lesquelles il nous incite à slalomer. Le cheminement, dans cette exposition foisonnante à dimension spéculative, s’achève sur un paysage crépusculaire. Le polyptyque de Gaspar Willmann sert ainsi de conclusion à cette immersion métaphorique dans un fragment littéraire.
Les différents chapitres de ce nouveau récit qui, tour à tour, ont pris la forme d’une lecture radiophonique, d’un moyen métrage ou d’une pièce de théâtre, semblent être pour l’auteur une manière d’analyser et de déconstruire les mythes contemporains pour « opposer des fictions à celles qui nous sont imposées(1) ». La porosité entre les disciplines qu’il chérit dans ses écrits se confirme dans l’exposition et répond au « maillage(2) » global et théorique, fondement de la pensée de Timothy Morton, qui accompagne nos pas lors de cette traversée des univers mise en œuvre par Théo Casciani.
1 Gilles Collard, Masterclass. Écriture créative, 26 novembre 2020. URL : https://www.youtube.com/watch?v=5gdctefeWjM
2 Timothy Morton, La Pensée écologique, traduit de l’anglais par Cécile Wajsbrot, Paris, Éditions Zulma, 2019, p. 21.
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Head image : vue de l’exposition Vous n’avez pas besoin d’y croire pour que ça existe au Frac des Pays de la Loire, site de Nantes. Cliché Fanny Trichet.
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : David Douard, "Crumbling the Antiseptic Beauty", Élodie Seguin à la BF15, Lyon, Caroline’s Home à la Maison Pop, X · A CAPITAL DESIRE à la Maison du Danemark, Cindy Bannani au CNAC Grenoble,
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