r e v i e w s

Caroline’s Home à la Maison Pop

par Camille Velluet

« Caroline’s Home »
Avec Fabienne Audéoud, Jean Claracq, Madeleine Dujardin, Jordan Strafer, Gaspar Willmann
Commissaires : Margaux Bonopera et Jean-Baptiste Carobolante

Maison Pop à Montreuil
24.01.23 au 6.04.23

Pour ce nouveau cycle pensé par deux commissaires associés, la Maison populaire de Montreuil accueille cette année une programmation placée sous le signe de la hantise. À l’initiative de Margaux Bonopera et Jean-Baptiste Carolobolante, cette série d’expositions vise à sonder la figure du spectre, ses multiples incarnations et  potentialités politiques. Pour cette première occurrence, il est question de hantise domestique, explorée notamment sous le prisme du processus de miniaturisation dont usent les artistes pour s’extraire d’un système devenu trop écrasant. À travers diverses maquettes et fac-similés, il s’agit pour elles et eux de développer d’autres modes de représentation qui sont autant de manières de répondre à la thématique de ce cycle curatorial : le kutsch. Objet architectural désignant une règle à plusieurs faces permettant de mesurer différentes échelles sur un même plan, le kutsch se fait ici prétexte conceptuel pour décentrer notre vision vers d’autres pans du réel. 

Vue d’ensemble de l’exposition Caroline’s Home avec les oeuvres de Fabienne Audéoud, Jean Claracq, Madeleine Dujardin, Jordan Strafer et Gaspar Willmann. Photo : ©Aurélien Mole.

Pour déterminer ce qui peut venir hanter une exposition, Margaux Bonopera et Jean-Baptiste Carolobolante s’appuient sur l’histoire du lieu qui l’abrite, la première maison d’art populaire en France. Le centre d’art vient ainsi héberger le décor d’un étrange foyer conçu par le scénographe invité, Samuel Chochon. Détournant le lieu par de petites interventions qui modifient sa structure, il introduit une mise en abyme, maison dans la maison, au sein de laquelle viennent à leur tour prendre place des modèles réduits. La toile de Jean Claracq est nichée dans une alcôve sur mesure, accentuant la théâtralité de cette modeste scène. Enluminure recouverte de poussière amassée dans l’atelier de l’artiste, cette image paraît figée dans un temps long qui est probablement celui de l’errance créative. 

Caroline’s Home pointe ainsi les différentes formes que peut emprunter la hantise dans l’univers domestique. De l’atelier de l’artiste aux foyers “possédés” par des histoires et présences captives qui persistent à s’incarner dans les murs et les intérieurs, la maison hantée devient un motif pour penser ces incarnations et ce qu’elles symbolisent. Le recours à la miniature peut dès lors illustrer une certaine résistance à un système dominant dont il s’agirait de minorer l’emprise. Dans cette perspective, les éléments de décor parfois quasi cinématographiques rappellent les films d’horreur dont découle une partie du travail de Jordan Strafer. Dans ses vidéos, des mains siliconées grandeur nature viennent manipuler des figures inanimées qui semblent en mauvaise posture. Outre la référence au cinéma expressionniste allemand, les poupées qui apparaissent à l’écran participent d’un jeu sordide non sans évoquer le monde de l’enfance. Une violence sourde émane de ces films, un danger latent dont l’origine reste floue. Cet univers rétréci est également de mise dans les différents modèles réduits présentés par Gaspar Willmann. Agencements de tiroirs récupérés dans la rue et de peintures numériques trouvées dans son atelier sont les éléments qui façonnent ces minuscules intérieurs, entre maisons de poupées et kit de loisirs créatifs. Ces habitations idéales accueillent un mobilier précaire et bricolé à partir de ce qui d’habitude reste le plus souvent dissimulé au fond de nos armoires. Il est ici question de contenir le monde pour mieux le cerner et peut-être de reprendre ainsi le dessus sur ce qui d’ordinaire nous gouverne. 

Cette capacité à englober qui caractérise la maquette peut faire écho à la pièce produite par Fabienne Audéoud dans le cadre de cette exposition. Une bibliothèque comprenant 350 ouvrages dont les titres ont tous été imaginés par l’artiste trônent dans l’espace. Cette variation de couvertures colorées met à nu les obsessions personnelles qui l’accaparent. Incarnées par cette multitude de titres évocateurs qui donnent voix aux projets n’ayant pas encore vu le jour, celles-ci renvoient à une part de l’intimité de Fabienne Audéoud, laquelle oscille tour à tour entre cynisme et vulnérabilité.

Jean Claracq, White Cube, 2023, feuille d’argent, huile et poussière sur bois. Crédits :
Courtesy Jean Claracq & Sultana Paris. Photo : ©Aurélien Mole
Gaspar Willmann, not the sharpest knife in the drawer (but i’m a spoon), 2023, tiroir recyclé, objets
trouvés, maquette de loisirs créatifs, encre et huile sur toile, 59 x 74 x 12 cm (au mur)

Une ultime figure hante l’exposition. Celle de Madeleine Dujardin, patiente à l’hôpital Sainte-Anne dans les années 1950 et dont subsiste une part de la production artistique dans les collections du musée rattaché à cette institution psychiatrique. L’œuvre de Madeleine Dujardin, si elle est de prime abord assimilée à une forme d’art que l’on pourrait qualifier de brut ou de naïf, prend une proportion autre par le biais de la signature apposée par l’artiste sur ces dessins. Non plus objets d’une pulsion irrépressible, ils revêtent ici le statut d’œuvre à part entière. Convoquée par les commissaires dans différentes étapes de leur programmation, l’artiste devient l’incarnation d’une présence oubliée qui refait surface et vient habiter l’espace de la Maison populaire.

Caroline’s Home – dont le titre évoque un célèbre fabricant de poupée des années 1970 – active un imaginaire autour de ces figurines qui, malgré leur apparence enfantine, s’apparentent à une matérialisation de spectres que l’on chercherait à conjurer en leur conférant une forme physique. En inversant le pouvoir de domination par un processus de réduction, les artistes traduisent leurs peurs, leurs doutes, leurs insécurités et par extension un certain malaise sociétal généralisé. Le spectre, par son caractère résurgent, représente aussi bien les dénis que les tabous qui hantent l’inconscient collectif. Dans une dimension cathartique et par leur habilité à concrétiser ce qui par essence est insaisissable, les artistes réuni·es dans cette exposition racontent chacun·e à leur manière les maux-fantômes de notre temps qui ne demandent qu’à prendre corps. 

Pour le philosophe anglais Mark Fisher, “L’hantologie est la modalité temporelle appropriée à une histoire tissée d’absences, de noms effacés et d’enlèvements soudains(1)”. Pour Margaux Bonopera et Jean-Baptiste Carolobolante, elle est davantage une affaire de présence et d’incarnation.

1 Mark Fisher, Spectres de ma vie. Écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus, Paris, Entremonde, 2021, p. 144.

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Head image : Gaspar Willmann, Late night fap in the open space, 2023, tiroir recyclé, objets trouvés, maquette de loisirs créatifs, encre et huile sur toile, 53 x 40 x 15 cm, Crédits : Courtesy de l’artiste. Photo : © Aurélien Mole