r e v i e w s

Stan Douglas

par Ingrid Luquet-Gad

Le Carré d’Art, Nîmes, du 12 octobre 2013 au 26 janvier 2014.

« Dans I’m Not Gary (1991), deux hommes se rapprochent sur un trottoir. “Salut, Gary”, dit l’un. Et comme l’autre ne répond pas, il ajoute : “Comment vas-tu ?” Ils se tiennent très près l’un de l’autre ; il ne peut pas y avoir de quiproquo. Puis vient la réponse : “Je ne suis pas Gary.” [1]»

Chez Stan Douglas, les apparences sont trompeuses. Trompeuses au point qu’il ait fait de ce constat le pivot de son œuvre. Mais pour fondamental qu’il soit, ce constat n’est pas rapporté à la technique de reproduction elle-même, et l’on n’assistera pas pour autant à une reprise des hostilités vis-à-vis d’un médium considéré par rapport à ce qu’il imite, trop bien ou trop imparfaitement. Jusqu’alors, on connaissait surtout l’artiste en vertu de son œuvre filmé, où était traquée la structure interne, intime et invisible de l’image à travers l’usage de procédés tels que la boucle, le split-screen ou encore les projections multiples. Au Carré d’Art, Jean-Marc Prévost — directeur du musée et curateur de l’exposition — a choisi de présenter trois grandes séries de photographies : Crowds and Riots (2008), Midcentury Studio (2010-2011), Disco Angola (2009-2012), ainsi qu’une sélection de photographies documentaires grand format unies par leur commune exploration de la géographie urbaine de Vancouver. Les bornes chronologiques choisies, de 2008 à aujourd’hui, s’expliquent par le récent revirement de la pratique photographique de l’artiste. Auparavant adossée au versant filmé de sa production, qu’elle accompagnait ou préparait, l’image fixe s’autonomise à partir de cette date ; elle intériorise alors les caractéristiques du plateau de tournage — figurants, décors en studio, montage — et intègre une catégorie considérée par certains comme la part la plus emblématique de la photographie des années 2000 : la photographie performée [2].

Stan Douglas, Two Friends, 1975, 2012, tirage numérique contrecollé sur aluminium Dibond, 106,7 x 142,2 cm. Courtesy de l’artiste et de la David Zwirner Gallery, New York/London & Victoria Miro Gallery, London.

Stan Douglas, Two Friends, 1975, 2012, tirage numérique contrecollé sur aluminium Dibond, 106,7 x 142,2 cm. Courtesy de l’artiste et de la David Zwirner Gallery, New York/London & Victoria Miro Gallery, London.

Vancouver est la trame narrative de ses mises en scènes qui explorent les strates historiques de la ville et en font revivre personnages et événements (Crowds and Riots, 2008) ou bien la quadrillent de long en large jusque dans les arrière-boutiques (Tosi Foods Back, 2011). Mais c’est aussi leur cadre conceptuel, puisque Stan Douglas fait partie de l’école de Vancouver, et revendique à ce titre, à l’instar de ses aînés Jeff Wall, Rodney Graham ou encore Ian Wallace, un ancrage socio-politique fort, s’affranchissant de la tyrannie du juste moment et du fait enregistré, mais aussi du formalisme et de l’autonomie de l’art. Pour ce faire, il exploite les ressources propres à la série et à l’accrochage, substrats d’un propos qui montre sans démontrer. La série Disco Angola (2009-2012) est représentative de sa manière de construire une narration. En effet, afin d’exprimer le déclin des utopies qui a marqué les années soixante-dix, sont mises en parallèle deux périodes de changement : alors qu’à New York, les prémices d’une société multiculturelle sont sapées par le krach économique, la lente sortie du joug colonial en Angola bascule dans la guerre civile. Deux contextes différents rapprochés par leur capture à travers le prisme de la danse — disco ou capoeira — et par la composition point par point identique des images de chaque pays, qui sont accrochées face à face et se répondent d’un mur à l’autre.

Le tour de force est de déconstruire le médium par le médium, de l’intérieur et, tout en mimant l’allégeance, de faire basculer le visiteur dans un nouveau régime de représentation à chaque fois qu’est franchi le seuil d’une salle. Fidèle à l’adage de l’école de Vancouver selon lequel le détour par la fiction est le meilleur moyen d’appréhender la réalité, Stan Douglas se projette lui-même dans la peau d’un photoreporter de l’époque qu’il entend traiter. S’il s’agit parfois avant tout de se donner un cadre mental général, la série Midcentury Studio, cœur numérique de cette rétrospective, s’inspire d’un personnage bien réel : à travers Ray Munro, photojournaliste au tabloïd Flash Weekly à Vancouver, c’est l’Amérique d’après-guerre des années 1945-1951 qui revit par le biais de ses codes de représentation. Et pour cause : usage excessif du flash, corps tronqués, vue plongeante sur l’objet du crime. Une démarche qui n’est pas sans rappeler le rôle du personnage conceptuel chez certains philosophes, sur lesquels le sens commun fait peser le même interdit de fiction que sur les photographes :

« Il se peut que le personnage conceptuel apparaisse pour lui-même assez rarement, ou par allusion. Pourtant, il est là; et, même innommé, souterrain, doit toujours être reconstitué par le lecteur. [3] »

Ce qui soulève la question de l’écart : par quel moyen le visiteur est-il amené à prendre conscience qu’il y a du jeu dans les rouages, et que Gary n’est pas Gary ? Et qui, alors, est Gary : un sosie à la ressemblance accidentelle ? Un acteur choisi en vertu de sa ressemblance avec Gary ? Un figurant maquillé de manière à reconstituer un reflet presque réel mais entièrement artificiel de Gary ? Si c’est le contexte muséal qui nous répond que Gary n’est pas Gary, le trouble généré dénie au contraire l’idée selon laquelle la photographie nous éloigne d’une relation au monde.

  1. Daniel Birnbaum, Chronologie, 2007, Dijon, Documents sur l’art, Les Presses du réel, p. 20 – à propos du clip vidéo de Stan Douglas I’m Not Gary, 1991, 30 sec, de sa série de vidéos Monodramas, 1991.
  2. Michel Poivert, La photographie contemporaine, 2002/2010, Paris, Flammarion, p. 213.
  3. Gilles Deleuze, Felix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) 2005, Paris, Éditions de Minuit, p. 62.

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