r e v i e w s

Quotidien communs à la Ferme du Buisson 

par Guillaume Lasserre

Quotidien communs
Commissaire : Thomas Conchu

La Ferme du Buisson à Noisiel
Jusqu’au 28 janvier 2024

Depuis le début des années quatre-vingt-dix se dessinent les modalités d’une nouvelle pratique artistique : l’art participatif. Celui-ci rompt avec le mythe romantique de l’artiste dans la solitude de l’atelier pour s’inscrire dans l’espace social. Surtout, l’acte de création est le fruit d’une collaboration entre artiste et participants qui inventent ensemble une nouvelle méthodologie de travail. La création devient ainsi un terrain de rencontre à l’image de ce que mettent en pratique des artistes à la renommée internationale comme Jeremy Deller, Thomas Hirschhorn ou encore Michael Rakowitz. « Il s’agit de créer dans l’espace social plutôt que dans l’atelier ; sur une longue durée et avec d’autres plutôt qu’en son for intérieur ; de façon collective plutôt que démiurgique » indique Estelle Zhong Mengual dans son ouvrage L’art en commun. Les participants font advenir le processus de création et l’œuvre au même titre que l’artiste. 

Gaëlle Choisne, La larme arc-en-ciel, 2021 et L’École des actes (installation), 2023, courtesy de la galerie Air de Paris, vue de l’exposition Quotidien Communs, La Ferme du Buisson, 2023, © l’artiste et Adagp – Paris l © photo Émile Ouroumov 

Faire œuvre commune. C’est ce que propose d’explorer le centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson en invitant les pratiques collaboratives à habiter le lieu dans une exposition au titre singulier pluriel, « Quotidien communs ». Pratiques artistiques participatives ou en contexte social, commande artistique populaire et processus de cocréation, s’il s’agit de proposer un « spectre de projets collaboratifs et transcrire des processus impliquant artistes et citoyens dans un temps long » comme le rappelle Thomas Conchou, directeur du centre d’art depuis juillet 2022 et commissaire de l’exposition, celle-ci fait la part belle aux « Nouveaux Commanditaires », programme porté par la Fondation de France depuis trente ans et dans lequel Thomas Conchou est engagé, permettant à des groupes de citoyens de passer commande d’une œuvre à un artiste dans un but d’intérêt général en réponse à une situation et à des besoins donnés qu’il s’agisse de désertification rurale ou de recherche d’identité d’une communauté ou d’un territoire. À chaque projet est rattaché un médiateur qui accompagne les étapes de la commande publique et assure un rôle d’intermédiaire entre les citoyens-commanditaires et l’artiste. Le protocole artistique développé depuis le début des années quatre-vingt-dix a permis la création de cinq-cents œuvres en France et dans le monde, des arts visuels au théâtre, du design au cinéma, de l’architecture à la musique…  Autour d’une dizaine de projets, réalisés ou en cours de réalisation, réunissant des artistes et des groupes issus de la société civile, l’exposition déploie un parcours ponctué d’œuvres historiques ou contemporaines liées au territoire francilien. 

Jessica Stockholder, Lumps Bumps & Windy Figures Too, 2005, courtesy de l’artiste, de 3CA – Mari Linnman et de la Galerie Nathalie Obadia – Paris / Bruxelles, vue de l’exposition Quotidien Communs, La Ferme du Buisson, 2023, © photo Émile Ouroumov 

Ainsi, dans le cadre des Nouveaux commanditaires,l’œuvre « Train your bird to talk » de Brognon Rollin répond-elle à la commande de la communauté éducative de l’école Pierre-Budin, à la Goutte-d’Or dans le XVIIIe arrondissement de Paris, qui souhaite trouver une alternative à la traditionnelle sonnerie annonçant la fin des cours. Le duo d’artistes la remplace par des phrases que les élèves ont écrites, et qui sont sifflées en langage Silbo, l’une des dernières langues sifflées, encore en usage sur l’île de La Gomera dans l’archipel des Canaries. Pendant la durée de l’exposition, les sifflements retentissent dans le centre d’art en synchronisation avec ceux de l’école. Toujours dans le cadre des Nouveaux commanditaires, Mathieu Mercier imagine un projet pour la cité scolaire Maurice-Ravel dans le XXe arrondissement de Paris, qui a pour point de départ la revalorisation d’un bâtiment d’après-guerre. Avec un groupe d’étudiants en BTS, il entame des recherches sur le design des années cinquante et propose des sculptures dont les formes s’en inspirent, comprises comme des monuments à la mémoire des lieux, interrogeant l’histoire de la forme des objets du quotidien, à l’image du prototype de lampadaire fonctionnel présenté ici. Gaëlle Choisne collabore depuis 2016 avec l’École des Actes, association d’accueil et d’apprentissage pour les personnes en exil, qui se définit comme une école populaire, horizontale et expérimentale. L’artiste présente une installation vidéo composée de scènes tournées par les usagers de l’École des Actes, conformément à leur souhait de réaliser un film témoignant de leur vie dans ce lieu qu’ils érigent en commun. Entre architecture et système de recollement, Welsey Meuris élabore une œuvre qui interroge les notions de conservation et d’appréhension rationaliste de l’espace et du savoir. Quelle que soit la forme qu’ils prennent, tous ses projets sont basés sur des systèmes de classification. Institution muséale fictionnelle, « The public art center » adopte la forme d’un inventaire des œuvres conservées dans les universités françaises, s’inscrivant dans la continuité du fameux « Musée d’Art Moderne, Département des Aigles (1968 – 1972) » de Marcel Broodthaers. À partir de caisses de transport qu’il a ouvragées, l’artiste crée une œuvre à la fois conceptuelle et matérielle à la demande de l’association Art + Université + Culture, qui recense et expose les collections artistiques des universités françaises. Si ces projets sont tous différents, dans leurs objectifs, leur temporalité, leurs modalités, ils ont tous pour objet la définition des problèmes du quotidien. La portée utilitaire de ces œuvres, objets ou éléments de service de tous les jours, singularise l’ordinaire et restaure le lien entre art et société, qui s’était distendu dans la seconde moitié du siècle dernier, pour donner naissance à un art citoyen. 

L’exposition tente de rendre palpable la densité des expériences qui ponctuent les projets collectifs, en s’appliquant à en révéler le cheminement – puisque transmettre en une pièce, une image, l’intensité de ce qui a été vécu, est vain. Sans doute parce la réalisation d’une œuvre collaborative fait l’apprentissage du commun au-delà de la simple création. En faisant surgir le collectif dans nos vies individuelles, les commandes artistiques sont autant d’espaces de rencontre, autant de modèles possibles pour vivre ensemble. L’intitulé singulier pluriel de l’exposition se comprend comme la volonté de « dire quelque chose du quotidien que nous avons en partage et des communs que nous y faisons exister » explique Thomas Conchu, un hommage aux pratiques collaboratives qui souligne leur engagement à produire de l’intérêt collectif sur un temps long. En ce sens, l’exposition s’entend comme le manifeste du projet du nouveau directeur construit autour des questions du collaboratif et de l’intelligence collective.

Céline Ahond, Jouer à faire semblant pour de vrai, 2016, collection départementale de Seine-Saint-Denis, vue de l’exposition Quotidien Communs, La Ferme du Buisson, 2023, © l’artiste et Adagp – Paris l © photo Émile Ouroumov 

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Head image : Mathieu Mercier, Sans titre : Sarfatti, 2012, © l’artiste et Adagp – Paris et Ève Gabriel Chabanon, Collective, 2023, courtesy des artistes, vue de l’exposition Quotidien Communs, La Ferme du Buisson, 2023, © photo Émile Ouroumov