r e v i e w s

Pattern, Decoration & Crime

par Pedro Morais

MAMCO, Genève, 10.10.18 – 3.2.19

S’il est récurrent d’évoquer l’essor actuel de la céramique et du textile, peu de lectures se risquent à une interprétation plus approfondie de cette résurgence, au-delà d’une valorisation du fait main. Ceux qui argumentent que les motivations de ce « retour » s’établissent en réaction à l’omniprésence de la culture digitale, cherchant une matérialité face à la culture invasive des écrans, ne tiennent pas compte d’une génération d’artistes consciente de la réalité très concrète des data centers et des implications sous-jacentes à la réalité « virtuelle ». Cette analyse, attachée à une vision linéaire de l’évolution technique (remise en cause par les recherches actuelles en archéologie des médias), se focalise sur la bonne vieille spécificité des médiums. Il faudrait peut-être chercher du côté de ce que le critique Chris Sharp appelle la « théorie du mineur1 ». Selon lui, face à un art « majeur » instrumentalisé par la littéralité du langage (proche du journalisme, de la pédagogie et d’un surplomb de porte-parole), dont la vitrine exemplaire serait les biennales (obligées de communiquer avec un maximum de lisibilité ou de se justifier avec l’urgence de questions socio-politiques), se découvre un art « mineur ». Un langage idiosyncrasique et irréductible, qui ne parle à la place de personne, capable de transformer les matériaux du monde et où la forme est déjà, en soi, politique. Or, paradoxalement, c’est peut-être l’actuel essor des études de genre et décoloniales, si présentes dans les biennales, qui a travaillé le terrain pour la résurgence de pratiques artisanales longtemps considérées mineures.

Valerie Jaudon, Egremont, 1985. Court. Valerie Jaudon; DC Moore Gallery, New York. Photo : Annik Wetter.

L’exposition « Pattern, Decoration & Crime » permet de faire une archéologie inespérée de ce phénomène. Son objet est un mouvement artistique des années 1970-80, Pattern & Decoration, qui connut un succès international avant de tomber dans l’oubli. Il n’en reste que, pour un temple de la modernité (si critique soit-elle) qu’est le MAMCO de Gèneve, cette incursion dans un mouvement opposé à ce qui constitue son ADN mimimal-conceptuel peut surprendre2 mais atteste de sa capacité à inscrire des questions actuelles dans une grande focale historique. Les artistes intégrant cette mouvance réagissaient à la doctrine esthétique réductionniste qui dominait le milieu des années 1970, revendiquant les notions de décoration et de motif qu’ils désignaient comme les refoulés de la modernité.

Lynda Benglis, Turbinellidae : Peacock series, 1979. Court. Lynda Benglis; Cheim and Read, New York. Photo : Annik Wetter.

Plutôt que de chercher à réactiver la notion de beauté et de plaisir visuel, tel qu’il est soutenu dans l’essai d’Anne Swartz3 sur le mouvement — car cela supposerait une vision essentialiste de ces notions et une lecture restreinte de l’art minimal et conceptuel —, ces artistes envisagent la question du goût en tant que construction sociale, genrée et géographiquement située. Car la surprise de ce mouvement vient du fait qu’il a su tirer des conclusions des mouvements féministes et post-coloniaux de son époque : composé à part égal de femmes et d’hommes, Pattern & Decoration critiquait la domination masculine et occidentale maintenue par le modernisme, ce qui résonne évidemment avec la période actuelle. À la différence que la valorisation d’activités artisanales, longtemps renvoyées à un univers domestique jugé féminin, peut apparaître désormais comme une vision très peu performative des rôles de genre. Si le féminisme a conduit à remettre en question les catégories d’art et d’artisanat, il était surtout, y compris à l’époque, une méthodologie inclusive présente dès les premières réunions du groupe et inspirée d’expériences de certain·e·s membres, des protestations contre l’absence d’artistes femmes dans l’exposition « Art in Industry » du LACMA à la participation de Miriam Schapiro en tant qu’enseignante au Feminist Art Program de Cal Arts, en passant par la participation de Joyce Kozloff à la création du pionnier Los Angeles Council of Women Artists.

Thomas Lanigan-Schmidt, The Gilded Summer Palace of Czarina Tatlina, 1969-1970/2018. Court. Thomas Lanigan-Schmidt; Pavel Zoubok Fine Art, New York. Photo : Annik Wetter.

« Nous affirmions : c’est un monde immense, regardez la couette de votre grand-mère, regardez le tapis sur lequel vous étiez, regardez cet ornement à l’extérieur de votre immeuble, regardez ce qui se passe dans d’autres pays… Profitez-en, c’est un énorme festin visuel », affirme l’artiste Robert Kushner, membre du groupe. Cette vision expansive correspond aussi à l’intérêt que la critique Amy Goldin, véritable mentor du mouvement, portait sur l’art islamique et le folk art. Pour elle, l’art américain était devenu insulaire et son approche formaliste n’hésitait pas à employer des tapis persans pendant ses cours pour discuter d’une manière non occidentale et non hiérarchique de concevoir le motif, refusant l’égocentrisme. Si l’intérêt de Pattern & Decoration par l’art islamique, les mosaïques byzantines et mexicaines, les broderies turques et la gravure japonaise, pourrait aujourd’hui soulever d’autres questions concernant l’appropriation culturelle, renforcée par le nouvel orientalisme de l’époque, il reste que le mouvement a fait le constat implacable de la nécessité de regarder hors de l’histoire de l’art et d’ouvrir à l’idée de cultures visuelles. Matisse, l’une des références importantes du groupe, avait voyagé au Maroc en 1912, pour revenir en décentralisant ses compositions. Rejoignant de manière inespérée les contradictions productives du MAMCO, Pattern & Decoration peut alors être vu comme un mouvement annonciateur de ce qu’on a appelé le post-modernisme, puisant dans des sources hétéroclites et employant le pastiche et l’appropriation. L’artiste Robert Zakanitch voyait dans le décoratif une troisième voie, ni réaliste ni abstraite. Quand, lors d’une conférence, on lui a demandé s’il voyait une différence entre son travail et du papier peint, il a répondu : « Je ne suis pas ». Il serait néanmoins réducteur de n’y voir que de l’ironie sans saisir l’apport de Pattern & Decoration à la décentralisation d’une histoire culturelle encore hégémonique. 

1Chris Sharp, « Theory of the Minor », Mousse Magazine, n°57, février-mars 2017.

2 Le curateur Lionel Bovier dit d’ailleurs que le mouvement « peut être qualifié de récessif ».

3 Anne Swartz, introduction au catalogue Pattern and Decoration: an Ideal Vision in American Art, 1975-1985, New York, Hudson River Museum, 2007. P

Image en une : Richard Kalina, Montana, 1979. Coll. de l’artiste. Photo : Annik Wetter.


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