r e v i e w s

Tainted Love

par Pedro Morais

Le Confort Moderne, Poitiers, 16.12.2017— 4.03.2018

Il est tentant de voir les cultural studies — ou même les visual studies dans leur refus du royaume autarcique de l’histoire de l’art — comme une manière de transformer enfin en objet d’étude nos trajectoires personnelles de goût et de passions chaotiques, de sensation d’exclusion et de fantasme d’appartenance confondus. Et ce n’est pas Stuart Hall, figure phare des cultural studies qui s’y opposerait, lui qui a toujours affirmé la place du « je », s’appuyant sur ses origines jamaïcaines pour explorer les contradictions de l’expérience diasporique. Ni le sociologue Dick Hebdige, auteur de Sous-Culture, le sens du style qui frappe par la contemporanéité avec son sujet d’étude (publié en 1979, en pleine fébrilité punk). Ce livre culte pourrait être une clé de lecture, glissée en sous-main, de l’exposition « Tainted Love », emblématique de l’esprit Confort Moderne, tenue à l’occasion de la réouverture de l’espace pictavien. La manière qu’a Dick Hebdige d’observer la construction sociale des identités à l’intérieur d’un jeu complexe d’appropriations, distorsions et rapports de force avec la culture dominante, est parfaitement évocatrice de la définition de l’art pratiquée ici. Et l’un des ouvrages collectifs pionniers qui ont défini ce champ d’études, Resistance through Rituals (1976) — sur l’invention de rituels et la capacité d’inversion symbolique pratiquée par des groupes minorisés socialement — pourrait se donner en sous-titre de l’exposition. Vivre c’est éprouver, affirment ces auteurs ne cherchant pas à dissimuler leur expérience située, ni leur engagement. L’histoire a sa part d’ironie et Dick Hebdige s’est retrouvé à son tour objet de réflexion (et de désir) dans I Love Dick, célèbre roman de Chris Kraus— une version radicale et féministe de cette subjectivité toujours à l’œuvre derrière la prétendue objectivité et neutralité théorique. Quoi de mieux que la forme d’un roman expérimental pour traduire cela ?

Emilie Pitoiset, Not yet titled 6, 2017. Métal, renard argenté, mailla, cagoule, costumes à façon. Photo : Pierre Antoine.

Le style Confort Moderne, son directeur Yann Chevalier prend ça à cœur (et au corps), et choisit comme titre d’exposition le nom d’un tube talisman de Soft Cell, ode aux chemins amoureux obliques. Une synthèse, en quelque sorte, de la distance critique de Dick Hebdige (comment les marges sociales s’arrogent un pouvoir à travers l’usage et la manipulation de signes culturels) et de l’audace de Chris Kraus (la revendication d’un récit de soi, faisant exploser le refoulé émotionnel et sexuel). Plutôt qu’opérant des recherches « autour » d’un sujet, ici les œuvres sont traversées par la vitalité d’un mode de vie, d’une respiration, d’un corps. Pas de hasard si le Confort Moderne a réalisé une série d’expositions sous la désignation « Off Moderne »: plutôt que prétendre dépasser un paradigme (il n’est pas question de vite oublier la visée émancipatrice de la modernité), il s’agit d’un pas de côté pour regarder des généalogies et des filiations plus underground. Dans « Tainted Love », on trouvera ainsi des personnalités emblématiques de l’esprit du lieu, sans doute le centre d’art français le plus proche de New York downtown (avec le Consortium de Dijon) : Rita Ackermann en serait l’égérie, venue pour la première fois au Confort en 2004. « La première fois que j’ai vu son travail c’était sur un t-shirt, dans la boutique Liquid Sky liée à la scène rave. Elle pratiquait un art viral à taille humaine qui allait partout, dans n’importe quel médium, comme une chanson », en dit John Kelsey du collectif Bernadette Corporation. Dans « Tainted Love », les œuvres sont aussi portées à même le corps (d’ailleurs Ackermann est ici représentée par une photo féline de Georg Gatsas) et assument l’art comme un domaine de fétichisation. L’un des traits forts du lieu est d’ailleurs son soutien à une peinture longtemps mise à mal en France, celle, expressionniste et sentimentale, figurative et anti-protocolaire, liée à une urgence de vie. Fabienne Audéoud pourrait alors être l’égérie hexagonale, présente ici avec une peinture coup de sang évoquant la violence de vouloir aimer. Contrariant tous les clichés d’un univers rock dominé par l’iconographie masculine, l’exposition est traversée par une vibration féministe, ou plutôt par des transidentités fluides abolissant les définitions identitaires. L’identité est ici un habit, se performe avec les blousons de cuir costumisés de Nicole Wermers, les tuniques d’une communauté réunie autour du Mothernism de Lise Haller Baggesen ou les incroyables bombers de Vava Dudu, coupés en deux et cousus de sa rage caustique à l’amour pyromane.

Liz Craft, Cosmic Slop, 2017. Photo : Pierre Antoine.

Avec Théodore Fivel et Azzedine Saleck (qui construit une cabane intimiste pour les peintures d’Apolonia Sokol), Vava Dudu forme une sorte de famille artistique rêvée par le curateur : un royaume dont le style et la fulgurantce sensuelle et dandy se construit avec ce qui est rejeté ailleurs. La mode, le vêtement, deviennent des vecteurs centraux de cette politique des identités. Le ballet de mannequins métalliques d’Émilie Pitoiset, habillés avec des armatures de ceintures de sécurité dans les marathons de danse, associe le glamour et la fatigue, tandis que les femmes libérées des châssis de We Are The Painters personnifient et ritualisent la peinture. L’érotisme qui traverse l’exposition rend les positions réversibles, à l’image des peintures de Celia Hempton qui pénètre des nouvelles zones du désir masculin, et contamine même des artistes pourtant associés à l’abstraction plus cérébrale de la scène new-yorkaise, liés à la galerie Miguel Abreu (l’association des toiles d’Eileen Quinlan et de Cheyney Thompson devient ici tactile). Le futur pourrait ainsi être incarné par la performance de Tarek Lakhrissi qui danse avec des plantes et s’interroge sur les possibilités de la désidentification (notion développée le théoricien de performance studies José Esteban Muñoz) : une manière non-binaire de jouer des stéréotypes, travaillant à la fois « avec, à l’intérieur et contre » les structures normatives dominantes. Pour expérimenter des nouveaux désirs il nous faudra réinventer le corps ? « Tainted Love » est l’initiation rituelle et charnelle à cette mutation.

(Image en une : Lise Haller Baggesen, vue de l’exposition « Tainted Love », Le Confort Moderne, photo : Pierre Antoine.)


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