r e v i e w s

Olive Martin et Patrick Bernier

par Philippe Szechter

Olive Martin et Patrick Bernier  
En tissant en naviguant 
Le 4bis, Centre d’art contemporain d’intérêt national, Château-Gontier, France 
22.03.2025 – 18.05.2025 

Haler : telle serait l’action indispensable pour s’aventurer dans l’exposition « En tissant en naviguant » d’Olive Martin et Patrick Bernier. Les artistes nous entraînent dans un voyage mental fait de narrations propres à une remontée temporelle qui passe par le Sénégal, via les chantiers navals de Saint-Nazaire, pour s’arrimer au bord de la Mayenne. En nous conviant à participer physiquement à la scénographie, ils nous impliquent dans un travail de dévoilement géopolitique tissé en profondeur dans l’enchevêtrement des fils des tentures exposées et chargées de cryptogrammes.  

Dès l’entrée, flotte au-dessus de nos têtes la maquette d’une toue1, La Déperlante, celle du bateau-atelier créé par le duo. À la voile ornée d’une effigie hybride mi-oiseau, mi-pirate – conçue en collaboration avec Alioune Diouf –, elle invite au déplacement. Un déplacement fait de lenteur. Cette maquette, qui pourrait tout autant évoquer ces bateaux suspendus dans les chapelles bretonnes à vocation votive afin de conjurer les naufrages ou bien la barque solaire égyptienne, annonce un transport spatio-temporel. Rapidement happé par le dispositif théâtral fait de cordages et de poulies à l’œuvre dans Le Rêve du paquebot (2022), nous pouvons expérimenter la fonction de halage propre au système de navigation fluviale ancestral. Invités à s’harnacher à une bricole2, puis à tracter – non sans mal –, nous parvenons à hisser face à nous deux t(v)oiles. Petit à petit, celles-ci vont occulter partiellement plusieurs tentures qui recouvrent presque entièrement le mur frontal. Grâce à notre effort physique, qui satisfait notre appétence au jeu, leurs motifs de paquebots sur fond sombre vont se révéler plus précisément au haleur ou à la haleuse qui s’en approche. Dans ces tissages d’une grande qualité plastique, le souci du détail pointilliste se révèle dans le traitement particulièrement remarquable des reflets multicolores de certaines silhouettes de navire. Toutefois le décryptage de l’image, qui ressemble à des planches de reconnaissance de vaisseaux ou encore aux tapis de guerre afghans collectionnés par l’artiste Michel Aubry, s’avère impossible sans commentaire. L’une des tentures, par exemple, s’institue autour de l’histoire du navire au nom de code « M21 », navire repéré par les artistes dans deux films, ceux des réalisateurs africains Ousmane Sembène et Djibril Diop Mambéty. Construit à Saint-Nazaire en 1959 par les Chantiers de l’Atlantique, baptisé Ancerville en 1962, puis Minghua en 1973 sous pavillon chinois. Mis à sec, il termina son aventure à Shekou en Chine transformé en « centre commercial et de loisirs ». Cette tenture, constituée des représentations de ce paquebot repeint à différentes époques et de motifs géométriques figurant des voies de chemin de fer, concentre donc une histoire plus globale couvrant la période du colonialisme jusqu’à nos jours.  

À travers leurs nombreux pagnes imagés subtilement tissés et en se réappropriant la technique du tissage manjak3, aux fonctions narrative et symbolique, apprise au Sénégal auprès du tisserand Ousmane Kà, Olive Martin et Patrick Bernier révèlent ces microhistoires de transport maritime oubliées et suffisamment signifiantes : des logiques d’adaptation du capitalisme liées à la décolonisation qui ont permis, entre autres, l’importation de la main-d’œuvre sénégalaise au service de l’industrie navale ligérienne. 

Plus intrigantes sont les autres œuvres exposées. Les Sept haleurs – Inhale, Exhale (2025), assemblage de sept bricoles créées selon un protocole qui prend en compte les relations humaines pour en modifier les motifs tissés et de sept mannequins de secourisme. Ces derniers, constitués d’un torse à soufflet surmonté d’une tête en caoutchouc, aux yeux fermés et à la bouche trouée, procurent, à l’instar de la monstruosité de la poupée d’Hans Bellmer, une sensation de suspension entre la vie et la mort. Façon de revisiter la doctrine stoïcienne du pneuma liée au souffle vital ? Une autre œuvre, Courtine I (2023) se singularise, faisant référence aux nattes, aux fonctions décoratives et anti-humidité, fabriquées par les paysans des bords de Loire, probablement utilisées dans les cales des navires négriers. Accrochée au mur, elle est constituée d’un tressage en roseaux monté sur une palette de manutention. Tableau austère, elle peut être interprétée comme un jeu provocateur ou humoristique renvoyant à la structure emblématique et formaliste de la grille dans l’art minimaliste américain ou encore au ready-made duchampien. 

La mort est de nouveau convoquée par l’œuvre, au titre non équivoque inspiré par les écrits d’Édouard Glissant, Cénotaphe pour celles et ceux dont les os raclent le fond des mers et des océans (2025). Elle est constituée d’un meuble qui épouse la forme de la cale de la toue, recouvert d’un tressage de roseaux. Posé sur deux palettes, ce coffre, qui garde pour les artistes sa fonction utilitaire, s’apparente par sa taille à un cercueil symbolique. 

Finalement, à travers des temporalités multiples faites de microhistoires coloniales, de pratiques vernaculaires, extraoccidentales et contemporaines, Olive Martin et Patrick Bernier, tout en évitant l’écueil de l’appropriation culturelle, nous halent pour nous inciter à détisser leur exposition. En naviguant dans les intrications réflexives qu’elle engendre, se crée ainsi en nous une géographie mentale touchant à la fonction mémorielle de l’art.  

1. Bateau fluvial typique de la Loire à fond plat. 
2. Terme de bourrellerie pour désigner une courroie du harnais passée sur la poitrine du cheval.
3. Technique de tissage réalisé sur un métier à tisser horizontal, appelé aussi « tiagnirgal », utilisé uniquement par les hommes en plein air dans toute l’Afrique de l’Ouest. Elle permet la fabrication des étoffes ou pagnes. 

Olive Martin et Patrick Bernier, Enregistrement textile Dakar/Nantes, 2022. Tissage, chaine de fils de couture synthétiques récupérés de l’industrie textile Choletaise, trame de coton filé main du Siné Saloum au Sénégal, 212 x 112 cm. L’enregistrement textile Dakar/Nantes a été réalisé dans le cadre de l’exposition Teg Bët Gëstu Gi, Musée de l’IFAN, Biennale de Dakar, 2022 et a bénéficié du soutien de l’École des Beaux-arts de Nantes Saint-Nazaire.

Head image : Olive Martin et Patrick Bernier, Le Rêve du paquebot, 2022. En collaboration avec Ussumane Ca, 6 pagnes tissés, 2,10 x 1,40 cm, fils de couture synthétique. N’doli, comptine sérère fredonnée par Alioune Diouf, 4 portfolios, dispositif de lever à la bricole conçu en collaboration avec Pierre Blanchet, 2 bricoles tissées (Les 9 bricoles de Migennes, 2023). Le rêve du Paquebot a bénéficié de l’aide au projet de la Fondation des artistes, du soutien du groupe de recherche CAVEAT, et de l’Ecole des Beaux-arts de Nantes Saint-Nazaire. 


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