r e v i e w s

I’ve got a feeling. Les 5 sens dans l’art contemporain.

par Philippe Szechter

Musées d’Angers, 26.05.2023 – 07.01.2024

Le vent de l’art contemporain s’est levé sur Angers, ville célèbre grâce à son patrimoine et sa somptueuse et gigantesque tenture de l’Apocalypse inscrite en 2023 au registre Mémoire du monde de l’UNESCO. Cette volonté d’ouverture s’exprime pleinement dans les choix artistiques qu’ont opérés la nouvelle conservatrice du musée des Beaux-Arts d’Angers, Marie Lozón de Cantelmi, et Chloé Godin pour « I’ve got a feeling. Les 5 sens dans l’art contemporain ».

Réunissant trente-quatre artistes internationaux, cette exposition s’origine dans les expériences de privation des libertés et d’isolement imposées à la population mondiale lors de la lutte contre le Covid-19. Repenser notre rapport aux œuvres d’art, celles qui nous étaient devenues inaccessibles, sauf virtuellement, telle est l’ambition des commissaires. L’idée de permettre aux spectateur•rices d’aborder les œuvres non seulement par la vue mais aussi en faisant appel aux autres sens s’est imposée. Cette proposition courageuse n’est pas sans poser problème tant la préservation des œuvres est un souci primordial de l’institution. Pour résoudre cette difficulté, le public est guidé par un mode d’emploi, composé de pictogrammes et de cartels, qui précise quels types d’interactions seront possiblement expérimentées.

Dans le hall d’entrée, une pièce monumentale, Current Water,de l’artiste tunisienne Férielle Doulain-Zouari ouvre l’exposition. Judicieux, le choix de cette œuvre invite le public à se questionner sur sa perception visuelle. De loin, elle fait penser à une tapisserie de laine, si familière au public angevin, alors que de près un tissage en haute lisse se révèle constitué de tubes en plastique de couleur bleue. Cependant les contraintes de son installation, bien qu’épousant l’arc plein cintre du bâti, ne permettent pas d’en apprécier pleinement le verso.

Avant de pénétrer dans la grande salle d’exposition, nous sommes invités à nous détendre, voire dormir, et rêver sur une œuvre de Pauline d’Andigné. Cette sculpture molle intitulée Big Flower représente, comme son titre l’indique, une fleur sans cœur dont les pétales font penser aux assises verdâtres et usées jusqu’à la corne de fauteuils destroy d’un squat. L’aspect répulsif de l’œuvre contraste avec la sensation de confort qui s’en dégage.

En pénétrant dans la grande salle, l’œuvre monumentale de Kapwani Kiwanga s’impose en son centre, formant une épaisse muraille percée de fenêtres. Porous Portal #1 est une proposition architecturale qui se veut sensorielle et que l’artiste a fait réaliser d’après un protocole précis. Sur une structure en acier sont suspendues les fibres de sisal issues de l’agave, cette plante qui renvoie à l’exploitation coloniale. De façon irrésistible, l’artiste invite les spectateur•rices à l’expérience du toucher pour lui faire ressentir les gestes effectués par des populations indigènes astreintes à cette culture et à transgresser l’interdit muséal. Non loin, deux pièces de Pauline Boudry & Renate Lorenz détournent les accessoires de la séduction pour en faire des tableaux abstraits féminisés. Un Soulages relooké en cheveux artificiels d’un noir luisant côtoierait un Rothko décoloré et crêpé. L’interchangeable est ainsi convoqué ; les tableaux-reliefs Wig Pieces peuvent redevenir perruques. En écho, la Wig Jacket de la Maison Margiela accompagne la réversibilité des objets pour créer des formes monstrueuses et ambiguës.

Vue de l’exposition © Musées d’Angers, D. Riou.

Dans un second espace, l’expérimentation des œuvres peut s’exercer cette fois physiquement. Si la question du toucher y est encore présente, le sonore s’immisce de manière imperceptible. Les œuvres de Chloé Dugit-Gros convoquent le sonore alors que l’artiste fabrique des pièces praticables, revêtues d’une image en laine tuftée. Une fois assis sur son Rocking Chair,le motif de la tapisserie laisse place au grincement du mouvement de bascule. Puis le regard que nous portons sur Le Monstre des Hawkline nous fait chevaucher un mustang au galop. Moins joyeuse, l’œuvre de Cécile Le Talec qui, avec Stanza, nous propose une expérience synesthésique froide. S’allonger sur une dalle en marbre synthétique pour écouter une bande-son devient une épreuve qui flirte avec les fantômes. Plus loin, l’inaudible est convoqué avec l’œuvre provocatrice de Dominique Blais, Trauma. Tout en donnant à voir des prothèses auditives en céramique l’artiste diffuse, au-dessus, un son insupportable qui s’apparente aux acouphènes.

Nous ne pouvons échapper à la question de goût ni à celle de l’odeur : Moviprep a été réalisée sur place de manière performative par Elizabeth Willing en vidant des pailles de bonbons qu’elle emboîte en laissant échapper le sucre coloré. Mais l’enjeu de l’œuvre est plus grinçant. Pour souligner la nocivité du sucre, l’artiste oriente le sens de l’œuvre par son titre : le nom d’un médicament au contenu laxatif osmotique utilisé avant une coloscopie. Pour aborder l’odeur, les tableaux abstraits à l’encadrement ostentatoire de Peter de Cupere apparaissent plus littéraux. Le public est invité à les frotter délicatement afin de humer le parfum contenu dans le support. Non loin, une légère odeur iodée se dégage de l’œuvre suspendue de Sigalit Landau. À la blancheur presque immaculée et cristalline de cette sculpture de sel s’oppose la lourdeur du tutu de l’artiste qu’elle a extrait de la mer Morte comme pour mieux symboliser la manière dont le corps humain transcrit nos émotions, nos efforts ou nos peurs à travers les larmes ou la sueur.

Au fur et à mesure que nous parcourons les autres espaces de l’exposition, nous sommes amenés de façon subreptice à penser que la problématique de l’exposition se dilue quelque peu et que les œuvres contemporaines présentées glissent vers des questions plus existentielles et politiques. Pour preuve, la sculpture aux vertus thérapeutiques du duo Ittah Yoda qui préfigure un monde « symbiocène » où l’humain, le naturel et le numérique vivraient en harmonie. C’est aussi le cas avec Un sentiment de nature, bas-relief en béton, argile, mousse et tête de poisson, Tiphaine Calmettes nous interroge sur la séparation nature/culture propre à la modernité.

Pour terminer, difficile de ne pas évoquer l’œuvre de Wiktoria intitulée Mobile Stones. L’artiste en parle comme des « prothèses de smartphone que le visiteur peut manipuler », mais qui, ici, sont placées sous vitrine. Reste à contempler la beauté de ces sculptures translucides en pierre qui nous rappelle les pierres de rêve des lettrés chinois ainsi que la croyance en la lithothérapie. Finalement, le rôle de cette exposition généreuse et foisonnante arriverait bien à son but ultime, soigner le public grâce à l’art.

______________________________________________________________________________
Head image : Détail de l’oeuvre d’Elizabeth Willing, Moviprep, 2023. Pailles de sucre acidulé et aromatisé, prêt de l’artiste, création pour l’exposition. © Musées d’Angers, D. Riou.


articles liés

Biennale de Lyon

par Patrice Joly

Gianni Pettena au Crac Occitanie

par Guillaume Lasserre