Le bruit de la chair. Partition pour gina pane au Frac Pays de la Loire
XXXIVe Ateliers Internationaux
Avec Patricia Allio & H. Alix Sanyas, Ohan Breiding, Jota Mombaça, Jeneen Frei Njootli, gina pane et Julia Phillips.
Commissariat : Mathilde Walker-Billaud
Frac des Pays de la Loire, site de Nantes et site de Carquefou
2.12.2023 – 3.03.2024
L’exposition Le bruit de la chair. Partition pour gina pane, se déploie sur les deux sites du FRAC des Pays de la Loire à Nantes et à Carquefou dans le cadre des XXXIVème Ateliers Internationaux. Sa commissaire Mathilde Walker-Billaud propose une relecture éco-féministe de l’œuvre de gina pane dont celle inaugurale Action, Pierres déplacées (1968) où l’artiste, lors d’une promenade dans la vallée de l’Orco en Italie, déplace des pierres recouvertes de mousse pour les exposer au soleil et qui apparaît comme une métaphore de l’éveil de la conscience. Action de déplacement, corps de l’artiste, geste thérapeutique, faire corps avec la nature sont autant d’indices précurseurs des préoccupations environnementales et sociétales des artistes présentés.
Sur l’île de Nantes, la grande travée accueille une série d’œuvres de gina pane dont l’œuvre à portée symbolique et spirituelle Situation Idéale : Terre – Artiste –Ciel (1969); l’artiste s’y présente dans le paysage comme médiatrice entre ciel et terre. Mais notre attention est captée par l’œuvre monumentale de l’artiste brésilienne non-binaire Jota Mombaça. Composée d’immenses toiles, trouées et terreuses, suspendues sur des armatures métalliques font penser à l’Arte Povera. Cependant l’artiste nous révèle le process de création qui a consisté à les plonger dans la Loire et à attendre que le fleuve fasse son œuvre : boue, limon, branches et troncs d’arbres charriés par les flots les transmutent en une peau décharnée, en fantôme, résurgence du passé colonial et industriel de la ville. Ses préoccupations relient le temps historique au temps géologique et apparaissent comme une réflexion sur le deuil que nous retrouvons aussi dans la vidéo Belly of a glacier (chapter 2) de l’artiste Ohan Breiding. D’une grande qualité esthétique, l’œuvre nous transporte dans les Alpes suisses où le glacier du Rhône a été recouvert d’énormes bâches par les habitants du haut-valaisan pour le préserver de la fonte inexorable due au réchauffement climatique. Ce second volet d’un projet politico-documentaire n’en reste pas moins poétique. Pour l’artiste, le glacier n’est autre qu’une entité vivante, un corps qu’on ne parvient pas à protéger, ni soigner. La métaphore de la naissance s’y invite cependant avec une lente séquence du vêlage d’une vache. De plus, archives cinématographiques montrant l’effondrement du glacier et films familiaux, permettent à l’artiste de tisser des relations symbiotiques propres à faire ressentir la fusion entre êtres humains et non humains qui sont du monde (1).
Le second volet à Carquefou laisse une place plus importante à gina pane dont l’œuvre posthume La prière des pauvres et le corps des saints (1989-1990) s’impose par son caractère hiératique. Composée de neuf vitrines, elle évoque des reliquaires dédiés aux Saints, François, Laurent et Sébastien. Le rapprochement avec l’installation murale Belly of a Glacier (to dress a wound from it) de Ohan Breiding, constituée de photographies en couleur, épinglées élégamment, se situerait du côté de l’autoportrait fusionnel. L’artiste suisse, bien qu’iel intègre des photographies familiales et des fragments de son corps couvert de cicatrices, rend visible le paysage anthropocènien si éloigné du paysage romantique d’un Caspar David Friedrich. Le sublime a disparu et le spectateur se retrouve face à un mur glaçant où la présence d’une image de deux agneaux en bas à gauche laisse place à un devenir-avec (2).
Au fond de la salle, l’installation intermédia Last Cow du duo Patricia Allio & H. Alix Sanyas adopte une approche plus politique interrogeant la construction de la masculinité liée à la consommation de viande. Cette œuvre antispéciste invite le spectateur à s’asseoir autour d’une table basse pour écouter une bande-son, oscillant entre remake dialogué, poésie et discours politique, inspirée par le film Le rayon vert d’Éric Rohmer, et à observer des céramiques animalières et anthropomorphes. Associée aux autres pièces dont un site internet décomptant l’abattage d’animaux d’élevage, des cartes postales documentant le sauvetage de vaches de réforme, une sculpture murale et poèmes, elle apparaît par trop démonstrative. À côté, le film Reconstitution d’une scène de chasse de Patricia Allio met en scène une narratrice jouée par Catherine Robbe-Grillet, qui raconte « une chasse à la femme », intégrant des images de tableaux de chasse animalière cruelles et inquiétantes et qui exhibent aussi la nudité féminine avec perversion comme dans L’Histoire de Nastagio degli Onesti deBotticelli (3). Cette œuvre s’avère plus convaincante non seulement à cause des liens que nous pouvons trouver avec les actions de Gina Pane mais aussi par la singularité du questionnement qui s’opère autour de la pratique sadomasochiste dans son rapport entre désir et violence.
En écho, est présentée Becoming (the Hunter, the Twerker, the Submitter), une courte vidéo de l’artiste Julia Phillips qui se met en scène avec une femme noire, malaxant un pain d’argile, le mangeant, puis le modelant en sculptures molles représentant les attributs sexuels masculin et féminin. Une danse évoquant le twerk (4) s’intercale pour érotiser les gestes des protagonistes. Le sous-titrage aux stances poétiques apporte une strate supplémentaire pour dessiner de nouveaux espaces d’agentivité et de réparation.
À l’opposé, plusieurs œuvres de l’artiste Jeneen Frei Njootli, membre de la première nation amérindienne Vuntut Gwitchin, témoignent de son engagement communautaire en choisissant de rester dans le Yukon. Résonnant avec l’œuvre Blessure théorique de gina pane, sa vidéo floue et énigmatique Paying the land for my gifts capte son action performative dans une prairie aux herbes hautes. Elle y revit, en se laissant piquer par les moustiques, l’expérience de ses ancêtres et celle du cerf, métaphore de transmission et de partage entre espèces et générations. Sa présence se matérialise virtuellement dans l’œuvre Cure constituée d’un vêtement, posé à même le sol, que l’artiste portait lors d’une performance où elle se tatouait. L’aiguille et deux cigarettes -invisibles celles-là- ont été placées à l’intérieur de sa chemise, fumée suivant la méthode traditionnelle de fumage du saumon, orientent le sens de l’œuvre vers la question du soin, tout comme celui de la précarité et la résilience de son peuple face à la colonisation et aux écocides.
La réussite de l’exposition Le bruit de la chair. Partition pour gina pane tient non seulement dans l’articulation conceptuelle élaborée par la commissaire Mathilde Walker-Billaud, qui fait du corps un lieu de jonction et de transformation sociale et environnementale, que dans les liens que les spectateurs peuvent tisser entre l’œuvre de gina pane et les œuvres des artistes internationaux invités. Nous pouvons ainsi la percevoir comme une possible ouverture pour penser le monde à venir et, pour reprendre la formule de Donna Haraway, « vivre avec le trouble ».
- Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, 2016 (2020, Les Editions des mondes à faire).
- Ibidem
- Œuvre constituée de quatre panneaux illustrant un conte cruel de Boccace et qui sert d’objet de réflexion à Georges Didi Hubermann dans son ouvrage Ouvrir Vénus sur le rapport qu’entretient Botticelli avec la nudité.
- Danse à caractère érotique qui puise ses origines en Afrique de l’Ouest qui se répand, vers le milieu des années 1990, à travers des vidéo-clips de la scène musicale de La Nouvelle-Orléans.
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Head image : Ohan Breiding, Belly of a Glacier (to dress a wound from what shines from it), 2023 / Installation murale, 200 tirages d’archives à encres pigmentaires / Œuvre produite dans le cadre des XXXIVe Ateliers Internationaux du Frac des Pays de la Loire
- Publié dans le numéro : 107
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- Du même auteur : I’ve got a feeling. Les 5 sens dans l’art contemporain., Matrimoine au Château d’Oiron et au Centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc, L’Entre-zone, à L’Atelier, Nantes,
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