r e v i e w s

Laura Vazquez, Réunion de certains éléments de la vie 

par Anysia Troin-Guis

et il n’y eut ni quête ni marais ni grain
ni inférieurs ni supérieurs ni sommet
ni capitale ni troupes ni majesté
ni zguègues ni balance ni millions
ni kichta ni bombes ni jardin ni religion ni cause

Laura Vazquez, comme d’autres artistes telles Louisa Babari et Chloé Despax, a réalisé une performance au Château d’If, dans la baie de Marseille, le 24 septembre 2022. Vivant à Marseille depuis près d’une décennie, la poétesse est aujourd’hui pensionnaire de la Villa Médicis, à Rome, pour l’année 2022-2023. Elle se consacre à l’écriture, sous ses formes livresques ou ses formes performées, ainsi qu’à l’édition, notamment avec la revue Muscle, active depuis plus de 5 ans. En 2014, elle reçoit le prix de la Vocation pour son premier livre, La main de la main. En 2021, son livre La semaine perpétuelle reçoit la mention spéciale du prix Wepler et le prix de la Page 111.

Laura Vazquez, Réunion de certains éléments de la vie, lecture au château d’If, Marseille, 24 septembre 2022, crédit photo Anysia Troin-Guis.

Comme dans tout son travail et son hypnotique roman La Semaine perpétuelle (Editions du Sous-Sol, 2021), la performance de Laura Vazquez déploie une multitude de voix, de formes prosodiques qui couvrent une continuum d’émotions faites d’intensité, de réflexivité et de fascination. Création in situ, Réunion de certains éléments de la vie prend place au sein du célèbre monument marseillais niché sur l’archipel du Frioul, précisément sur l’Île d’If. Cette forteresse fut construite au XVIe siècle sur ordres de François Ier pour surveiller la ville récemment annexée au Royaume de France, la protéger des invasions et fermer la rade, notamment pour couvrir les mouillages de la flotte royale. C’est aussi une prison d’État rendue célèbre au XIXe siècle par Alexandre Dumas dans son roman Le Comte de Monte-Cristo. L’architecture du château, ses tours, remparts et plates-formes d’artillerie se confrontent aux éléments naturels, les falaises calcaires, la faune et la flore méditerranéenne, et aux marques du temps et du passage des humains, notamment les embrasures et les graffitis.  Cela pour devenir fragments de réalité d’une île, territoire lointain et isolé mais totalement connecté au monde. 

La poésie de Laura Vazquez frappe, interpelle et ses polyphonies rejaillissent sur tous les murs de l’espace restreint jadis carcéral où se déroule la lecture. La tour du château d’If est empreinte d’un magnétisme sombre portant les stigmates des années de coercition, des traces mémorielles qui impactent et qui informent une atmosphère loin des scènes aseptisées ou des expositions dans lesquelles se déroule habituellement ce type d’événements. Une île qui peut rendre fou et des mots d’une légèreté qui n’en est pas une : il s’agit d’une lecture publique de dix-sept poèmes articulés autour de l’idée de l’île, l’imaginaire qu’elle recouvre, les rêves qu’elle appelle ainsi que les traces concrètes qu’a rencontrées Laura Vazquez lors du processus de création. La performance apparaît comme une caisse de résonances de l’infiniment petit du quotidien, du détail et du vivant, quel qu’il soit. Une expérience du commun qui s’alterne avec des fulgurances parfois surréalistes, dans tout le galvaudé que peut porter cet adjectif : « j’ai planté un clou dans mon palais pour faire de la lumière derrière mes yeux ».

Les cassures de la syntaxe, « Abondamment : souffrance », rappelle des traits d’oralité mais aussi les tâtonnements et les balbutiements de la voix et, par extension, du corps, dans son usure et ses fragilités. Les différents mots, thèmes et images évoquent d’une certaine manière l’idée barthésienne de co-présence, proche de la juxtaposition, consistant en une « consécution sans logique et pourtant sans qu’elle signifie la destruction de la logique ». 

Ces gestes artistiques et poétiques sont ainsi traversés et brassés par des affects, dans la lignée de ce qu’évoque Clara Schulmann dans son brillant essai Zizanies (Paraguay Press, 2020). Il s’agit d’un tournant affectif que l’on perçoit dans le monde artistique, longtemps ignoré ou moqué et qui prend toute son importance aujourd’hui pour évoquer, notamment, des voix et des recherches féministes. Chez Laura Vazquez, le développement poétique s’initie par les sensations, les ressentis et l’affect, ici dans une île carcérale, en s’imprégnant de ce que ses successeurs sur ce territoire ont aussi ressenti et ont laissé comme traces. Moins un pistage du passé qu’une épopée autour de ces voix qui gravitent, de ces ondes qui s’immiscent dans l’écriture et se ressentent lors de sa restitution, la performance synthétise une recherche de manière tout à fait puissante de ce que peut être la rencontre d’une artiste et d’un espace. La performeuse livre une lecture vibrante, faite d’une force dans la déclamation, dans ses silences et sa détermination. Jamais fuyante mais toujours entre l’évanescence et la présence immersive, la parole de Laura Vazquez se fait fragments ou listes et promesses de ces mondes nouveaux, dans toutes leurs inquiétudes. Le texte fait partie d’un livre à paraître en 2023 aux Éditions du Sous-Sol, Le livre du large et du long.

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  • Publié dans le numéro : 102
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