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Aline Bouvy à la Friche Belle de Mai, Marseille

par Anysia Troin-Guis

En 2024, le centre d’art contemporain d’intérêt national, Triangle-Astérides, fêtera ses 30 ans avec une exposition d’Aline Bouvy, présentée au Panorama de la Friche la Belle de Mai, du 3 février au 2 juin. Elle est coconçue et coproduite avec le centre d’art de la Ferme du Buisson où elle sera visible du 6 octobre 2024 au 26 janvier 2025.

À Marseille, l’exposition est curatée par Marie de Gaulejac, Victorine Grataloup et Thomas Conchou. Elle annonce dès son titre une polysémie ambiguë : « Le prix du ticket » ; quirenvoie à la somme dont doit s’acquitter le visiteur d’un parc d’attractions ; ledit ticket se présente sous un avatar distordu, disruptif et déceptif, blanc immaculé et silencieux ; il fait aussi écho au sacrifice, selon l’expression « en payer le prix ». Ce double est emprunté au titre de James Baldwin, The Price of the Ticket, un recueil d’essais de l’écrivain afro-américain. 

Aline Bouvy, « Le prix du ticket », vue d’exposition à Triangle-Astérides, 2024.
Triangle-Astérides, centre d’art contemporain d’intérêt national en co-production avec La Ferme
du Buisson, centre d’art contemporain d’intérêt national et la SCIC Friche la Belle de Mai, et en
partenariat avec Kultur | Lx et le Ministère de la Culture du Grand-Duché de Luxembourg.
Photo : Aurélien Mole.

L’exposition se déploie en deux parties, délimitées par une grille blanche entrouverte, depuis laquelle une bouche, ou un œil, et des larmes laissent entrevoir l’espace principal. En entrant dans le Panorama, c’est une sorte de « vestibule », selon les mots de l’artiste, qui nous accueille et nous invite à découvrir une faune méditerranéenne mêlant crevette, homard, saint-pierre, rascasse, moule, merlan, raie ou baudroie. Selon un agencement qui cumule différents niveaux interprétatifs, les superbes pièces – réalisées avec des professionnels des ateliers de l’opéra de la Monnaie, à Bruxelles – convoquent un imaginaire marin, étayé par les ancres sur lesquelles sont accrochées des tenues, prolongées par l’organisation des cordes qui les suspendent et par des nœuds marins, dans lesquels on devine le geste du pêcheur, qui lui-même renvoie à un paysage théâtral où l’humain maîtrise et organise le jeu. Le public est alors invité à se vêtir de ces costumes pour pénétrer dans le second espace de l’exposition, et, si le dispositif conduit à une véritable participation ludique de la part du spectateur, il commence néanmoins à induire une posture de doute, de gêne vis-à-vis de son appropriation d’œuvres d’une extrême finesse, qu’il faut délicatement revêtir avec des gants blancs. On a peur de salir et c’est toute cette ambivalence qui régira l’exposition : cette blancheur qui met mal à l’aise et qui questionne. 

L’exposition se poursuit après la grille qui rappelle l’entrée des Luna Parks, qui apparaissent aux États-Unis au début du xxe siècle. Selon Victorine Grataloup, ces parcs sont « les héritiers des traditionnelles fêtes foraines ainsi que des expositions universelles et coloniales ». L’artiste s’empare alors des codes de ces parcs et de ces expositions, y voyant un écho à la structure blanche qu’est le Panorama, seul bâtiment rajouté à la friche industrielle, en 2013, inauguré pour Marseille Capitale européenne de la culture. Discrète jusqu’alors, l’énergie inquiétante se déploie dans une accumulation de petites sculptures reprenant une forme ronde qui mêle pièces, jetons de manège et médicaments, voire drogues. Negative hallucination, une cabine en miroir sans tain rappelle les palais des glaces et joue avec le désir scopique du visiteur, organisant un jeu d’optique, tout en superposition, autour des lignes de force de l’exposition. L’œuvre transforme le visiteur en un voyeur qui consomme des images. D’ailleurs, la boîte de mouchoirs pourrait évoquer un peep-show

Dans ce parcours, c’est bel et bien la dimension corporelle qui s’étend : depuis le rôle donné aux visiteurs, aux motifs de la grille d’entrée, jusqu’à la monumentale sculpture face à la baie vitrée. Krypt cristallise l’informe et l’humain, et représente une tête distordue, inquiétante, depuis laquelle on perçoit une pièce sonore, Il Circo Oscuro, réalisée avec le conservatoire Pierre-Barbizet et le Centre national de création musicale de Marseille, qui se compose de soupirs, de chuchotements, d’onomatopées, de cris de jouissance et d’effroi. 

Aline Bouvy, « Le prix du ticket », vue d’exposition à Triangle-Astérides, 2024.
Triangle-Astérides, centre d’art contemporain d’intérêt national en co-production avec La Ferme
du Buisson, centre d’art contemporain d’intérêt national et la SCIC Friche la Belle de Mai, et en
partenariat avec Kultur | Lx et le Ministère de la Culture du Grand-Duché de Luxembourg.
Photo : Aurélien Mole.

Omphaloskepsis, en forme de burger, condense les éléments de fiction qui jonchent l’exposition et convoque l’industrie du divertissement, distordant le réel pour en faire une fiction du capital et de la blanchité. Il représente l’intérieur d’un fast-food – de la première chaîne de restauration rapide, White Castle, fondée en 1921 –, dont les arcs brisés lui donnent une dimension quasi mystique ; et son fond blanc, encore, fait écho à la politique très stricte de la marque qui souhaitait insister sur une propreté exemplaire, de la tenue des employé·es, jusqu’aux intérieurs et extérieurs du restaurant. Dans la salle maquettée, l’artiste met en avant une sorte de débarras où l’on trouve poubelles, saletés et autres objets amoncelés, détonnant avec le blanc aseptisé. 

La mise en perspective de cette œuvre avec le Panorama semble éclairante, si l’on accepte de tordre la définition première du white cube et de ses quatre murs blancs. En 1976, Brian O’Doherty écrivait ceci au sujet de l’espace formaliste par excellence qu’est le « cube blanc » de la galerie : « Quelque chose de la sacralité de l’église, du formalisme de la salle d’audience, de la mystique du laboratoire expérimental s’associe au design chic pour produire cette chose unique : une chambre d’esthétique. » Tout comme le white cube charriait l’idée d’une atemporalité et d’une neutralité, le fast-food mis en avant par Aline Bouvy revendique l’aseptisation : mais à quel prix ? Quelle neutralité peut exister lorsque celle-ci ne repose que sur le cadre théorique et critique d’un consensus bourgeois qui refuse les voix subalternes ? Que dit ce burger qui collecte les symboles d’un vieux monde qui, dans le regard de l’artiste, n’est que déliquescence ? L’emprunt au titre de James Baldwin permet dès lors d’inscrire cette pensée sur le blanc, la blancheur et la blanchité.

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Head image : Aline Bouvy, « Le prix du ticket », vue d’exposition à Triangle-Astérides, 2024.
Triangle-Astérides, centre d’art contemporain d’intérêt national en co-production avec La Ferme du Buisson, centre d’art contemporain d’intérêt national et la SCIC Friche la Belle de Mai, et en partenariat avec Kultur | Lx et le Ministère de la Culture du Grand-Duché de Luxembourg. Photo : Aurélien Mole.


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