r e v i e w s

Goldschmied & Chiari, La Démocratie est illusion

par Raphael Brunel

Centre d’art contemporain Passerelle, Brest, du 8 février au 3 mai 2014.

Formé en 2001 par Sara Goldschmied et Eleonora Chiari, le duo Goldschmied & Chiari s’attache à fouiller les recoins les plus troubles de l’histoire politique récente. Témoignant d’une solide phase de recherches sans toutefois céder au didactisme et à la restitution purement documentaire, leurs œuvres proposent une interprétation formelle d’un ensemble d’affaires et d’opérations officieuses, exécutées en sous-main par les gouvernements, les agences de sécurité, les factions politiques ou mafieuses de tout poil pour asseoir leur pouvoir. En revenant sur des pratiques ou des événements marqués par la violence, les tensions internationales et les enjeux idéologiques, encore aujourd’hui auréolés de mystère, d’intrigue et de soupçon complotiste, elles interrogent la manière dont se construisent l’histoire et la mémoire collective, entre manipulation et amnésie.

Ainsi se déploie sur un mur de la coursive de l’impressionnant patio de Passerelle la phrase « La démocratie est illusion ». À première vue un tantinet provocatrice et nihiliste, la sentence, avec sa typographie digne d’un titre de spectacle de cabaret, se révèle cependant, non sans humour et goût de l’équivoque, programmatique. Le propos de Goldschmied & Chiari est en effet ici de mettre en lien les pratiques de l’illusionnisme et celles utilisées par les services secrets pendant la guerre froide. Si ce rapprochement repose de manière métaphorique sur des questions liées à la tromperie, à la dissimulation de la vérité et au secret – un bon magicien ne révélant jamais ses trucs –, il témoigne également d’une réelle collaboration entre illusionnistes professionnels et agences de renseignements. Le duo évoque notamment le cas de Jasper Maskerlyne qui mit son savoir-faire au service du MI6 pendant la Seconde Guerre mondiale et, entre autres actions spectaculaires, fit disparaître à grands renforts de jeu de lumières et de miroirs le canal de Suez du viseur des bombardiers allemands.
Pour rendre compte de cette histoire largement méconnue, les deux artistes s’approprient tout un vocabulaire de formes et de matériaux propre à l’univers de l’illusion et le déplace sur un terrain plus politique. Omniprésent dans l’exposition, le miroir est ainsi utilisé pour reproduire cette phrase-titre qui, selon les points de vue, semble découpée directement dans le mur et laisser apparaître l’envers du décor, l’autre côté du miroir.

La carrière et la virtuosité du magicien Harry Houdini ont particulièrement influencé le travail de Golschmied & Chiari. Personnage capable de se désentraver des chaînes les plus solidement cadenassées et offrant en cela une figure idéale de résistance et de quête de liberté, l’un de ses plus célèbres tours qui consiste à faire disparaître un éléphant sous les yeux médusés des spectateurs leur a ainsi inspiré l’installation Hidding Elephants.
Contrecollées sur des miroirs dont l’une des faces est laissée apparente, les photographies d’une soixantaine de personnalités ayant été les cibles d’opérations ou de coups d’état orchestrés par la CIA ou ayant été persécutées pendant la guerre froide, sont suspendues dans l’espace plongé dans une pénombre que seuls deux puissants spots viennent troubler, la lumière se reflétant sur les miroirs et provoquant un certain aveuglement. Une épaisse fumée instaure une atmosphère irréelle dans laquelle les visages apparaissent et disparaissent, se répètent aussi comme pour suggérer une forme d’ubiquité, au gré des déplacements. Le trouble de l’expérience offre un très efficace contrepoint à une histoire politique troublée.

Les ombres et les lumières de l’installation se répandent dans le reste de l’espace venant parasiter par moments les autres œuvres et se réfléchir à nouveau dans les deux miroirs sur lesquels le duo a capturé l’image de volutes de fumée entre lesquelles le corps du spectateur surgit – ou s’efface, c’est selon – soudainement confronté à sa propre image. Un ensemble de reproductions de boîtes d’illusion anciennes reposant sur des principes de trappes et de doubles-fonds fait par ailleurs écho à un essai de l’illusionniste John Mulholland écrit en 1950 et destiné aux agents de la CIA afin de les former à la dissimulation de documents et à l’analyse comportementale.

En s’appuyant sur ce vocabulaire formel spécifique, Goldschmied & Chiari s’attachent à mettre à jour et en lumière une histoire insolite des faux-semblants, des dossiers classés top secret et des stratégies destinées à maquiller le réel, portant ainsi un regard vigilant sur un passé politique récent, ses interprétations et contre-vérités.