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Émilie Pitoiset, « Vous Arrivez trop tard, Cérémonie »

par Audrey Illouz

En pénétrant dans les Églises, le spectateur découvrirait une estrade, des chaises savamment disposées, des paravents ou encore des « fragments d’escaliers »[1] ; autant d’éléments sortis d’un roman d’Alain Robbe-Grillet a priori constitutifs d’un décor dont on se demande s’il a été ou va être activé. Le titre de l’exposition « Vous arrivez trop tard, Cérémonie » semble nous donner un indice : l’action aurait déjà eu lieu, un moment clé s’y serait produit et nous l’aurions manqué. À moins que nous fassions fausse route et que l’exposition nous invite à considérer une autre hypothèse : nous arrivons trop tard pour le spectacle mais à temps pour prendre part à l’exposition. Et ce qui s’annonçait comme le théâtre d’une cérémonie pourrait à rebours en interroger la forme même.

C’est dans cette direction que l’on pourrait interpréter l’exposition d’Émilie Pitoiset qui a invité le critique d’art et spécialiste du Nouveau Roman Jean-Max Colard à concevoir avec elle cette proposition. Le critique a soumis à l’artiste un premier caviardage de l’un des romans d’Alain Robbe-Grillet, La Maison de Rendez-Vous. Ensemble, ils ont invité Catherine Robbe-Grillet, incontournable maîtresse de cérémonie, à travailler avec eux à cette déconstruction. Le caviardage a retenu du roman de Robbe-Grillet une appréhension de l’espace et des éléments du décor qui le composent. L’exposition ne vise donc pas à la mise en scène d’une cérémonie fictionnelle mais à la spatialisation d’une fiction déconstruite.

Une cérémonie se déroule dans une courte durée. Elle ne peut excéder quelques heures et respecte un protocole minutieux (entrée des convives, entrée des acteurs, crescendo de l’action jusqu’à l’acmé, decrescendo de l’action jusqu’à l’effacement de toute trace de présence)[2]. Interroger ce format dans la durée d’une exposition de près de deux mois impliquait de délayer la tension dramatique dans un même espace, dans un déploiement et un agencement de formes troubles flirtant avec la fonctionnalité.

De ces déconstructions spatio-temporelles, l’exposition nous livre plusieurs indices. Aucun des éléments disposés dans l’espace n’est arrimé au sol ou fixé à une paroi. Au contraire, les chaises, paravents et « fragments d’escaliers » semblent pouvoir disparaître sans laisser de traces[3]. Un sentiment d’immobilité, de fixité et de suspension du temps règne dans l’espace, pour preuve ce tourne-disque arrêté. Pour mieux brouiller les pistes, un bouquet de fleurs au sol se fane au fur et à mesure de l’exposition. Entre écoulement du temps et arrêt sur image, il agit comme un sablier en même temps qu’il évoque un lieu déserté.

Des photographies noir et blanc sont disséminées tout au long de l’exposition : cachées derrière un paravent, prises entre deux serre-livres ou dissimulées sous des lanières de cuir, elles fonctionnent désormais comme des indices (le caviardage laisse apparaître « le jardin de la villa », « la structure générale de la maison »[4]). Elles placent l’exposition sous le sceau du double et de la répétition, procurent un sentiment d’« inquiétante étrangeté » (le mot Unheimliche analysé par Freud dans son célèbre essai découlant de la racine Heim [maison]) comme dans cette photographie où la symétrie parfaite et « l’ordonnance rassurante » finissent par provoquer le malaise. Aux pans du paravent font écho ceux d’un miroir dont la forme rappelle un retable. Ils cachent de fines lamelles de carton sur cuir dont l’affaissement ressemble à celui d’une pièce antérieure de Pitoiset La Jalousie. Évoquant la forme d’un escalier en colimaçon, deux « fragments d’escaliers » menacent à leur tour de s’effondrer.

Si les corps sont absents, de possibles postures sont suggérées par l’emplacement des chaises : dans le premier espace, un corps, dos à l’estrade, serait privé de la vue du spectacle, un autre, au bord de l’estrade, ne pourrait tout à fait y prendre place, un dernier, sur l’estrade, s’y exhiberait.

L’exposition apparaît en dernier ressort comme un tableau vivant d’où le vivant se serait échappé. Libre au spectateur de recomposer dans le double espace des Églises, deux tableaux, deux versions d’un même scénario.

 

[1] Gomme n.03, Vous arrivez trop tard, Cérémonie, Émilie Pitoiset en collaboration avec Jean-Max Colard, Les Églises, centre d’art contemporain de la ville de Chelles.

2 Comme l’explique Catherine Robbe-Grillet alias Jeanne de Berg dans Cérémonies de femmes : « Dans ce genre de cérémonies, j’organise l’ordre des arrivées mais aussi celui des départs […] il doit y avoir un début, un milieu, une fin », Paris, Grasset, 2008, p. 61-62.

3 « ne rien deviner d’un passage » fait partie de la cérémonie. Ibid, p. 63.

4 Gomme n.03, Vous arrivez trop tard, Cérémonie, Émilie Pitoiset en collaboration avec Jean-Max Colard, Les Eglises, centre d’art contemporain de la ville de Chelles.


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