r e v i e w s

Dynasty

par Audrey Illouz

L’exposition de l’été parisien, avec son titre aux allures de feuilleton, s’appelle Dynasty. Elle se déroule dans deux des institutions les plus prestigieuses de la capitale en matière de création contemporaine : le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris et le Palais de Tokyo. L’exposition de l’été londonien s’appelle Newspeak: British Art Now et se tient à la Saatchi Gallery : un remake version 2010 bien moins polémique de la célèbre exposition Sensation qui avait consacré les Young British Artists en 1997. Treize ans plus tard, Paris et Londres sont à l’unisson sur ce constat : faire la part belle à leurs jeunes artistes et témoigner de la vitalité de leur scène artistique, un genre événementiel à part entière dans le droit fil des salons dédiés à la jeune création et autres phénomènes culturels visant à faire émerger de « nouvelles stars ».

Les deux institutions parisiennes sont jumelles par leur architecture mais pas par leur histoire ; le lieu ayant été conçu à l’origine pour l’exposition universelle de 1937 comme un double palais, situé à

Camille Henrot, Dear Survivor, 2010, plâtre, ciment blanc, acier inoxydable

Camille Henrot, Dear Survivor, 2010, plâtre, ciment blanc, acier inoxydable

l’époque quai de Tokyo. Dynasty, en invitant une quarantaine d’artistes nés après 1975 à intervenir dans chacun des deux lieux, vient ainsi réhabiliter la dimension stéréophonique du bâtiment, comme cela avait déjà été amorcé par la proposition de Jonathan Monk dans l’exposition Time Between Space.

Dynasty se propose donc de quadriller la jeune scène française pour dresser un panorama des artistes de moins de trente-cinq ans – « âge limite », traditionnellement admis, du jeune artiste – et leur ouvrir les portes de l’institution. Le cadre théorique de l’exposition est assez simple, néanmoins l’entreprise prospective, censée sous-tendre toute pratique curatoriale, s’est avérée ici colossale. Elle a nécessité « un an d’enquête » comme le précise Angeline Scherf, conservatrice à l’ARC, dans la continuité des modules du Palais de Tokyo ou des ateliers de l’ARC. Elle témoigne aussi de la vitalité d’un réseau et du travail prospectif accompli par bon nombre de ses acteurs. Les oeuvres de Bettina Samson présentées au Musée d’Art moderne ont récemment été montrées à La Galerie de Noisy-le-Sec, l’installation de Jorge Pedro Núñez Hommage à Simon Rodia, The Watts Towers (nuestro pueblo), avait été présentée à la Bourse de Commerce pour la foire off Cutlog en 2009, et Wall (2009) d’Oscar Tuazon au Centre international d’Art et du Paysage à Vassivière.

Dans ce défrichage massif, certains noms semblent manquer à l’appel générationnel. L’exposition Younger than Jesus qui s’est tenue en 2009 au New Museum de New York, et qui se donnait elle aussi comme limite d’âge 35 ans, insistait sur la dimension internationale et s’attelait à dresser un portrait de cette génération à partir de ses habitudes de consommation, bien connues du marketing et de la sociologie sous le label « Génération Y ». On y retrouvait Mohamed Bourouissa, Cyprien Gaillard et Loris Gréaud. Si Mohamed Bourouissa est présent dans Dynasty, quid de ces deux derniers ? À quelques exceptions près, comme la présence de Dewar et Gicquel ou Giraud et Siboni qui avaient déjà eu l’occasion d’investir le Palais de Tokyo et de participer à La Force de l’Art, autre grand messe de l’art contemporain français, on l’aura compris, dans Dynasty, le curseur est davantage pointé sur la surprise et la nouveauté et moins sur la volonté de consacrer les figures phares de cette génération. Une condition sine qua non pour faire « sensation » à la française ?

Sur le plan formel, l’hétérogénéité domine dans Dynasty. Comme le souligne Angeline Scherf, « les artistes présents dans Dynasty cherchent à réinventer la forme en la défragmentant, en mettant au même niveau des sources liées à l’histoire de l’art comme à l’anthropologie ou la philosophie. La génération de Pierre Huyghe et de Dominique Gonzalez-Foerster était inspirée par le cinéma, son espace-temps. » Si la distinction par médiums se trouve modifiée par cette donne, on ne s’étonnera pas de la quasi absence de la photographie. Plus exactement, quand celle-ci est présente, dans les travaux de Bettina Samson Nuclear Dust # 2 (2009), Benoît-Marie Moriceau Sans titre (2008), ou Alain Della Negra et Kaori Kinoshita The Coming Race (2010), elle témoigne d’une disparition ou d’une délégation de l’une de ses étapes

constitutives, la prise de vue, au profit du processus.

Si la notion de processus semble chère à cette génération qui s’imprègne de tous les registres de la connaissance qui sont à sa disposition, une tendance semble se dessiner : une relecture archiviste de la notion d’in situ. Daniel Buren définit ainsi la notion d’in situ : « un travail non seulement en rapport avec le lieu où il se trouve, mais également un travail entièrement fabriqué dans ce lieu 1 ». Au-delà d’une appréhension contextuelle impliquant une maîtrise spatio-temporelle du lieu, un véritable engouement archiviste est à l’oeuvre dans Dynasty. Un épisode de l’histoire du lieu devient le point de départ d’une oeuvre qui pourra aussi bien relever de la fiction, de la mémoire ou du jeu.

La première étape de la fouille consiste à retrouver les plans, maquettes et photographies d’un lieu, voire les matériaux stockés en réserve. Les oeuvres de Laetitia Badaut Haussmann, Benoît-Marie Moriceau, Cyril Verde et Matthis Collins, Louise Hervé et Chloé Maillet ou Jorge Pedro Núñez relèvent de cette démarche. À travers le projet No One Returns I (2010), Laetitia Badaut Haussmann a enquêté sur l’histoire du bâtiment pendant l’Occupation. Celui-ci servait à entreposer des pianos confisqués. Lorsque le second mouvement de Musica Ricercata de Ligeti retentit dans le Palais de Tokyo, on s’interroge sur la présence de ce son, on pense aussi à Eyes Wide Shut et à l’aveuglement. L’enregistrement du morceau a eu lieu dans la friche du Palais de Tokyo, où a été réintroduit un piano à queue pour l’occasion. Un jeu de piste entre visible et invisible, entre histoire et mémoire, se met en place. Pour réaliser sa pièce Todo lo que mam me dio, l’artiste Jorge Pedro Núñez a déniché des socles dans les sous-sols du musée ; si la pièce multiplie références et télescopages (de Malevitch au marché de la misère), elle prend racine dans le musée. Benoît-Marie Moriceau aborde l’histoire sous l’angle muséographique en s’intéressant au programme « Clarté » intimement lié à la création des deux bâtiments ; il imagine alors un projet d’éclairage. Cyril Verde et Matthis Collins proposent la réactivation d’un forage oublié à l’emplacement de l’actuel Palais de Tokyo qui donnerait naissance à une fontaine au sein de celui-ci. Sur un mode humoristique, Chloé Maillet et Louise Hervé revisitent à leur tour ce bâtiment néo-romain et mènent l’enquête archéologique pour aborder la question de la concurrence entre deux colosses. Cette démarche archiviste, qui prend des formes variables (oeuvre sonore, sculpture, installation) devient le socle même de l’oeuvre, un socle sans doute commun à une génération pétrie de culture Internet, qui manipule avec aisance l’art de la juxtaposition et met sur le même plan le vernaculaire et l’érudition.

1. Daniel Buren et Jérôme Sans, Au sujet de… (entretiens), Paris, Flammarion, 1998.

Avec Gabriel Abrantes et Benjamin Crotty, Farah Atassi, Laetitia Badaut Haussmann, Gaëlle Boucand, Mohamed Bourouissa, Guillaume Bresson, Pierre-Laurent Cassière, Yuhsin U. Chang, Stéphanie Cherpin, Pauline Curnier Jardin, Mélanie DelattreVogt, Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, Dewar & Gicquel, Bertrand Dezoteux, Rebecca Digne, Antoine Dorotte, Julien Dubuisson, Vincent Ganivet, Fabien Giraud et Raphaël Siboni, Camille Henrot, Louise Hervé et Chloé Maillet, Armand Jalut, Laurent Le Deunff, Benoît Maire, Vincent Mauger, Robin Meier et Ali Momeni, Théo Mercier, Nicolas Milhé, Benoît-Marie Moriceau, Jorge Pedro Nunez, Masahide Otani, Florian Pugnaire et David Raffini, Jean-Xavier Renaud, Raphaëlle Ricol, Bettina Samson, Alexandre Singh, Oscar Tuazon, Cyril Verde en collaboration avec Mathis Collins, Duncan Wylie, Chen Yang.

Dynasty

au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris / ARC et au Palais de Tokyo, Paris

du 11 juin au 5 septembre 2010