Christian Hidaka, Desert Stage
Le Grand Café, Saint-Nazaire, 14.05_4.09.2016
Christian Hidaka est assurément un grand coloriste et un fin technicien. De ce peintre britannique d’origine japonaise, nous connaissions principalement les visions psychédéliques de la série « Desert Hole » (2006), leurs formes caverneuses et organiques, l’intensité de leurs couleurs. On retrouvait cette palette électrique dans les paysages traversés d’arcs-en-ciel et de torrents, plantés de montagnes et de cavernes d’œuvres comme Frontier Territory (2009) ou Glaukos (2010) où l’horizon perdu de la perspective dessine un territoire illimité, proliférant bien au-delà du cadre de la toile.
Les tableaux d’Hidaka nous ouvrent les portes d’un univers où la projection mentale sert autant de moteur à la création d’images et de fantasmagories qu’à une réflexion sur l’espace pictural et la figuration, sur la manière de les réactualiser hors des chemins déjà balisés par l’hyperréalisme et l’expressionisme. Cette voie, c’est celle d’un décentrement géographique et d’une hybridation géométrique et culturelle.
Hidaka s’attache en effet à faire la synthèse entre deux héritages culturels, celui de la peinture de la Renaissance, marquée par la géométrie euclidienne, et celui de l’art oriental classique, déjà convoqué dans les œuvres évoquées à l’instant, privilégiant une représentation aplatie ou oblique du paysage – pensons notamment aux œuvres calligraphiées du viiie siècle du peintre et musicien chinois Wang Wei. À l’autre extrémité du spectre, ce type de formalisation dépourvue de point de fuite caractérise également l’espace numérique et la modélisation informatique – difficile de ne pas penser à certains environnements de jeux vidéo des années 1990 comme Zelda ou Sim City. C’est à la croisée de ces traditions et de leurs réminiscences contemporaines qu’opère l’étrange et fascinante constellation déployée par Hidaka au Grand Café qui devient le théâtre d’un jeu de rappels et de pistes où différents éléments réapparaissent ou disparaissent dans ce qui s’apparente à une mise en scène et en espace de la peinture – à moins qu’il ne s’agisse d’une mise en peinture de l’espace.
Il y présente sa dernière série entamée en 2015 et dont quelques toiles avaient été montrées à la galerie Michel Rein à Paris. Suite à un voyage en Italie et au Maroc, il intègre à sa palette des couleurs et une lumière méditerranéennes et se prend de fascination pour Les Marocains en prière de Matisse (1916) dont l’influence irrigue et anime toute l’exposition. Au second étage du centre d’art, dans cet espace qui servait autrefois de salle de bal, on retrouve, parmi un ensemble de toiles qui cartographient l’imaginaire de l’artiste peuplé de musiciens, de jongleurs, d’arlequins, comme autant de figures jalonnant l’histoire de l’art, de la Renaissance au cubisme et à Picasso, un tableau intitulé Trobairitz. Au cœur d’une place cintrée d’arcades rappelant l’architecture italienne, Hidaka a situé une scène représentée en projection oblique sur laquelle évolue un personnage tout droit issu du Quattrocento jouant de la guitare dans un décor où se mêlent un arbre abstrait, un buisson ardent pixellisé, une silhouette asiatique ou un paon perché sur un cube. Dans ce collage anachronique et référentiel – peuplement de figures que l’artiste envisage comme des talismans –, certains éléments de la composition de Matisse sont repris pour constituer ce qui pourrait être apparenté à un fond de scène. Si trobairitz désigne une femme troubadour, son étymologie provençale signifie à la fois « trouver » et « composer ». Et c’est bien à une composition que procède Hidaka, plaçant ces fragments-talismans sur la grille de sa modélisation mentale comme sur un plan d’équivalence et d’intensité. Traversé et nourri par l’histoire de la peinture, ce tableau semble construit selon la technique mnémonique de la méthode des lieux, consistant à visualiser un édifice à parcourir intérieurement où chacune des pièces est associée à une image ou à un objet marquant comme autant d’ancrages et de tremplins pour la mémoire.
De la projection mentale à la projection physique, il n’y a parfois qu’un pas que franchit pour la première fois Hidaka au Grand Café dans un jeu d’écho entre l’espace bidimensionnel du tableau et sa mise en volume. Si l’ancienne salle de bal se voit agrémentée d’arcades aperçues ici et là dans les toiles, le transfert le plus spectaculaire est celui qui donne lieu à l’installation After the Moroccans occupant le rez-de-chaussée du centre d’art, où Hidaka a reproduit à la manière d’un décor théâtral l’agencement de Troibaritz. Aux murs, de grandes fresques reprennent l’architecture italienne du tableau, tandis que l’espace central accueille les découpes des différents éléments de la scène dont seul semble avoir disparu son principal protagoniste, le personnage à la guitare. Le titre de l’exposition, « Desert Stage », devient dès lors limpide et suggère une place à prendre, un rôle à jouer par le spectateur comme par les différents interprètes invités à y évoluer au cours de l’exposition[1]. Si dans La Rose pourpre du Caire (1985) de Woody Allen, l’acteur d’un film traverse l’écran de cinéma pour reprendre son autonomie dans l’espace réel, Hidaka fait sortir ici le décor de la peinture pour proposer une expérience scénique sans cesse rejouée au gré des déplacements des spectateurs. Ces derniers se seront peut-être aperçus que dans le monde oblique d’Hidaka, comme dans celui d’Alice, le temps semble suspendu ou distendu, les horloges n’y indiquant jamais tout à fait la même heure.
[1] A l’occasion du vernissage, Christian Hidaka fait intervenir trois joueurs de tambour de l’orchestre du Christ’s Hospital, ainsi que la musicienne Tomoko Sauvage et ses expériences électro-aquatiques. Pour le finissage, la chorégraphe Emmanuelle Huynh propose une performance dansée dans l’espace d’exposition.
Photos : Marc Domage.
- Publié dans le numéro : 79
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- Du même auteur : Oriol Vilanova, Elad Lassry, Raphaël Zarka, Riding Modern Art, Liz Magic Laser, Matteo Rubbi,
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