18ème Biennale d’Istanbul
Temps étiré, ton acéré à Istanbul
Revue de « Üç Ayaklı Kedi » [The Three-Legged Cat]
18ème Biennale d’Istanbul
Premier chapitre 20.09—23.11.2025
Une voix, un cri aux accords métalliques amplifiés, transperce la terrasse du musée Istanbul Modern, résonne dans le port de Galata, peut-être par-delà. Le son d’une hache s’abattant sur des tours d’ordinateurs et leurs cartes mères lui succède, les débris électroniques ainsi transformés en une batterie assourdissante et aigüe. La performance Motherboards (2025) de Selma Selman sonorise l’acte de destruction, la violence et la rage assourdissante qu’il incarne. S’y habitue-t-on ? Après près de deux heures, le déchaînement des coups, le vacarme des éclats faisant vibrer les os, le déferlement des mots hurlés dans un micro, nous touchent-ils (enfin) ou devient-il paysage ? Emplie d’échos envers les contextes actuels qui perdurent, cette œuvre qui inaugure la 18ème biennale d’Istanbul, « The Three-Legged Cat », lui donne le ton. La littéralité apparente qui nous percute de front servirait-elle alors de stratégie de réveil contre la léthargie face aux dysfonctionnements et violences systémiques qui hantent notre monde ?
Derrière l’évidence de l’émotion, de la rage, que la performance alimente, réside un commentaire sur les économies de subsistances invisibles. La destruction est ici une technique d’extraction de l’or enfoui dans ces ruines électroniques. L’artiste qui appartient à la communauté Rom fait ainsi référence au recyclage de ces matériaux, une activité permettant à des membres de sa famille de gagner leurs vies, et moque l’absurdité par laquelle la valeur se mesure. La performance donne lieu à une installation qui réunit l’or fondu en cuiller et les squelettes de ferraille. Dans cette biennale, les strates se superposent, entre flagrances et dissimulations grinçantes, au fil des œuvres réunies dans des bâtiments historiques – pour certains comme le Zhini Han réhabilités et sauvés de la démolition – du quartier gentrifié et métamorphosé de Karaköy.

Ce parti pris quant aux choix de l’ancrage de la biennale répond à un double enjeu. En contraste avec l’échelle démesurée de la ville, la commissaire Christine Tohmé impose tout d’abord un arpentage plus intime. L’expérience de la déambulation dans les ruelles est des plus appropriées pour une biennale dont le titre rend hommage aux chats errants, icônes de la ville à l’existence cependant fragile. S’ils continuent jusqu’à aujourd’hui à recevoir l’affection des stambouliotes, on ne peut que rappeler la guerre que le gouvernement turc livre actuellement à leurs « compatriotes » canins qui font l’objet d’une loi récente visant à les retirer des rues. Par ailleurs, au-delà de la praticabilité que permet la proximité des lieux et l’économie de moyens de transports motorisés pour les visiter, le choix de ce quartier n’est pas anodin. Karaköy, anciennement Galata dans le district de Beyoğlu, a durant des siècles été une zone portuaire importante, propice aux échanges culturels et commerciaux. Délesté de ses fonctions de port commercial et touristique dans la seconde moitié du 20ème siècle, ce front de mer délaissé qui s’apparentait davantage à une friche il y a vingt ans, a depuis fait l’objet d’un luxueux projet d’aménagement nommé Galataport. Les bâtiments neufs se multiplient, le risque sismique expliquant a priori ce « grand remplacement », tandis qu’une partie du bord du Bosphore est occupée par un gigantesque bateau de croisière et des boutiques de luxe, accessible uniquement par un portillon sécurisé. La biennale, ainsi située, cherche-t-elle à attirer l’attention sur la résilience lue dans la survie d’un « chat sur trois pattes » – la transformation d’un quartier désaffecté auparavant jugé dangereux -, ou sur les conséquences d’une telle gentrification qui réduit l’espace public et met en danger son patrimoine architectural, son identité ? L’installation de Eva Fàbregas, Exudates (2025), pointe alors vers le besoin de soin de ces bâtiments : ses formes biomorphiques en latex suintent du béton et évoquent une blessure infectée, dont le pus est pourtant nécessaire à la cicatrisation. Ces dynamiques d’érosion d’expulsion, d’éradication, de reconstruction, de capitalisation, soumises aux affrontements immobiliers ne sont en tout cas pas isolées à Istanbul ; régissant de plus en plus la ville, elles se retrouvent tout autant dans d’autres géographies, comme Beyrouth au Liban.
Des contextes éloignés semblent ainsi se répondre dans cette biennale qui se déploie en « gestes humbles », postulat de la commissaire libanaise, qui, par sa sélection nous renvoie « aux vies assiégées » par les effondrements sociétaux. Les corps deviennent aimants, s’éloignent et se rassemblent inlassablement, dansent trois heures durant dans le sous-sol du musée Arter. Cette fuite partagée de la surface et de sa réalité est-elle choisie ou subie ? La performance Untitled (Holding Horizon) de Alex Baczyński-Jenkins, où la répétition qui étire le temps se ressent, répond au film Pacific Club (2023) de Valentin Noujaïm montré au Zhini Han. Ce troisième chapitre d’une trilogie, aussi hypnotique qu’émotionnelle, ravive la mémoire de la boîte de nuit éponyme s’étant établie en refuge pour les communautés immigrées maghrébines et arabes dans les années 1980 – marquées en France par la crise du sida et le racisme. Un danseur évolue, désormais seul, dans le béton de la Défense, sur les ruines invisibles et recouvertes du nightclub que l’artiste reconstitue en modélisation 3D. Plus loin, un autre sous-sol abrite un registre différent d’animation pour évoquer celle de la vie souterraine : les épisodes de la série de Haig Aizavian, You May Own the Lanterns but We Have the Light (2022-2025), se succèdent, réalisés à partir de collages et réadaptations de dessin-animés en noir et blanc. Se saisissant du contexte nocturne urbain de Beyrouth – ville marquée par les coupures d’électricité mais à la scène électro vibrante – les épisodes évoluent entre les clubs aux ambiances alcoolisées, les noirs tunnels des subconscients traumatisés et les décombres où sont enterrés les corps d’enfants. Les échos aux tragédies de notre temps sont flagrants. C’est un testament à l’évasion comme stratégie de survie et une ode à la mémoire des lieux que ces œuvres nous livrent.

Les sous-sols sont aussi explorés à travers une critique de l’extraction ; plusieurs œuvres martèlent cette thématique que l’on qualifierait presque de redite évidente. Certaines installations poussent la littéralité à leur paroxysme jusqu’à ramener des prototypes d’équipement minier dans l’espace d’exposition – sonnette d’alarme de dernier recours à défaut de subtilité formelle ? Néanmoins, c’est cette esthétique glaciale, parfois agressive, de la machinerie nous dominant qui revient. Dans un espace de la « Cone Factory », l’œuvre de Doruntina Kastrati, produite pour la biennale, nous introduit dans le milieu industriel des usines de fabrication de loukoums. A Horn That Swallows Songs (2025) présente quatre écrans vidéo dont les plans fixes, filmés par l’artiste pendant ses visites sur site, dévoilent tantôt le découpage sériel des pâtes sucrées colorées, tantôt les paires de jambes alignées des employées. L’installation immersive exige un visionnage debout sur un sol d’acier, nous transmettant des vibrations semblables aux conditions de travail inconfortables et éprouvantes de ces environnements. L’artiste s’intéresse aux formes structurelles de violence et de contrôle des corps existant dans le milieu industriel. La prévalence de la machine exploitante sur le vivant et sur le droit au repos est aussi abordée avec Becquerel (2021) par Riar Rizaldi, un film envoûtant prenant l’apect d’une fable sans morale au ton ironique. Dans un univers insulaire postapocalyptique régi par un soleil artificiel alimenté par l’énergie nucléaire et qui ne se couche plus, nous assistons aux pérégrinations d’un enfant-philosophe en quête d’un lieu idéal pour une sieste bannie.
Élévation par la jeunesse et le jeu ? C’est ce à quoi semble nous renvoyer les sculptures poétiques de Marwan Rechmaoui que nous découvrons, baignées de lumière et surplombant le Bosphore, après avoir progressé dans les étages du Zhini Han jusqu’à sa véranda-terrasse. Le parcours culmine dans la contemplation d’un cheval à bascule gigantesque, de balançoires, de voiliers, et d’autres jouets anciens, dont les tons pastel et l’innocence apparente enveloppent l’instant d’une douceur pourtant teintée. La présence d’un couteau planté dans un bac à sable ne laisse aucune équivoque quant au commentaire sous-jacent sur la violence imposée à l’adolescence actuelle. Avec Xenon Palace Championship (2023), film et console interactive de Sara Sadik que l’on rencontre un étage plus bas, le jeu vidéo rajoute la possibilité d’une intimité partagée et ouvre la question de l’espace virtuel comme dernier safe space possible. L’expérience collective comme refuge par le biais des pratiques spirituelles est également abordée. Si l’installation kitsch, satirique et riche en mousseline de Jasleen Kaur (My Body is a Temple of Gloom (2021)) ironise l’exotisme attaché à la tendance woke du yoga, le film de Rafik Greiss (The Longest Sleep (2024)) saisit avec émotion les balancements de la transe soufi, prière dansée appelée hadra, lors des rituels du Mawlid et nous confronte aux extrêmes physiques et neurologiques de la dévotion. Nos multiples systèmes de croyance sont bouleversés ; la capacité à avoir la foi sera-t-elle ébranlée jusqu’à la fin des temps ?
C’est davantage la justesse de la prise de température quant aux troubles de notre monde que la présence de thématiques novatrices qui émerge de ce premier chapitre de « The Three-Legged Cat ». Évitant l’écueil du sensationnalisme, cette édition vise à placer au centre la question du temps long et de la construction d’infrastructures durables pour une ville où l’inflation à outrance, les décombres du système judiciaire et les démêlés électoraux éloignent toute certitude de stabilité politique ou économique. En effet, pour les chapitres suivants, sont prévus l’établissement d’une académie et la collaboration avec des initiatives artistique locales – programmes dont l’explicitation demeure pour l’instant floue. Après les aléas de son édition précédente, la promesse d’une biennale d’Istanbul renouvelée s’étire jusqu’en 2027 et s’annonce en suspens(e) dans le temps.

Head image : Khalil Rabah, Red Navigapparate, 2025. Courtesy de l’artiste. 18ème Biennale d’Istanbul, Istanbul, 2025. Photo : Sahir Ugur Eren.
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