r e v i e w s

Diogo Pimentão

par Ilan Michel

Dessiner à rebours, Frac Normandie Rouen, 25.01 – 01.04.2020

Quand j’arrive un peu avant le vernissage, l’artiste règle encore l’éclairage. « Quand tu le dis, je le vois1 » confie-t-il à la directrice et commissaire Véronique Souben. Les formes élémentaires fascinent par leur rigueur mais pourraient rester de simples exercices de style. Puis, le rythme de ces dessins dans l’espace, l’épiphanie de leur naissance, font courir un feu subtil sous la peau. Et c’est déjà une danse. Diogo Pimentão est né à Lisbonne en 1973 et vit à Londres depuis 2012. On croit retrouver dans ses pliages sa silhouette élancée, ses yeux doux et ses bras forts aux arrêtes cassantes. L’artiste ignore les limites du dessin (au sens qu’en donne Allan Kaprow en parlant de Pollock en 19582) pour explorer un champ élargi au volume, à la vidéo, à la performance. Le Frac Normandie Rouen propose ici un regard rétrospectif sur quinze ans de sa pratique. Le tout est à la fois simple et virtuose, selon les mots de Julie Pellegrin qui a fait découvrir son travail à la Ferme du Buisson en 2011. La première stratégie est celle du camouflage. Dans cet ancien magasin de pièces pour tramways des années 1930, les volumes de papier recouvert de graphite prennent l’apparence de tôles sorties de l’usine. Adossées à la tranche de la cimaise, devant l’administration, quatre barres attendent de prendre place. À l’entrée, une longue tige verticale se confond dans la blancheur du mur, grisée « à la limite de [s]on corps1 », jusqu’à ce que l’artiste ne puisse plus atteindre le cylindre (Profundidude (Longitudinal), 2011). Un wall-drawing rectangulaire en mille morceaux de papier a été posé au sol (Walldrawing (Then), 2015). Sur de petites feuilles carrées, des jetons de bois ont été lancés par des enfants cherchant à en atteindre la cible. Chaque impact a été marqué par un cercle (Le plus près possible, 2004). Le préambule annonce une mécanique bien huilée qui se confirme dans le chapitrage de l’exposition : du point à la ligne, du plan au volume. En géométrie, toutes les variations formelles sont permises, mais c’est l’irruption du corps qui leur confère la grâce. La seconde stratégie est donc celle-ci. « Je termine chaque pièce à un moment d’épuisement physique1» dit l’artiste à propos de Fascia (Structure) (2016, 2019). Les neuf feuilles d’aquarelle ont été travaillées avec de gros morceaux de graphite appliqués au marteau, comme des burins. Sur la mezzanine, l’installation occupe tout le mur pignon du bâtiment. La combinaison des panneaux est réagençable à l’infini. Les supports montés sur châssis en aluminium extensibles sont poussés à la limite de la déchirure. La membrane de papier joue des accointances avec le tissu fibreux qui entoure nos muscles, nos nerfs ou nos organes – les fascias. En m’approchant, je perçois les incisions. Parce qu’il est impossible de fixer une pièce isolée des autres dans cet espace chargé d’une trentaine d’œuvres, des correspondances se tissent entre « l’espace, la lumière et le champ de vision du regardeur3 ». Les mots de Robert Morris se cristallisent dans ces « passages1 » entre les volumes. Le plasticien et danseur américain revendiquait d’ailleurs lui aussi la nature tactile de la matière. Pimentão manie le verbe avec habileté mais se méfie des définitions. Ses jeux de mots ouvrent le dessin à la métaphore. Du haut de la mezzanine, j’aperçois le rez-de-chaussée criblé de pavés de verre. Ce que j’avais pris pour une tôle froissée est un papier plié par l’artiste dans une étreinte (Embrace ( ), 2018). « Je ramène le dessin dans mon espace1», explique-t-il. Dans cet aller-retour phénoménologique du « touchant-touché3 », Diogo Pimentão doit être à l’écoute de son matériau dont il explore les possibilités juste avant l’échancrure. La troisième stratégie, c’est l’aléatoire. J’ai la sensation que les œuvres se sont développées sans l’artiste. À l’étage, un rectangle de graphite a été dessiné à même le mur. Il en révèle le grain, les fissures. La forme prend vie dans trois pages aux pans rabattus par le vent : « parfois, la matière m’empêche d’aller où je veux1». Subjects #1 et #3 (2015) matérialisent les possibilités de déplacement d’un objet qui cherche son axe sur la feuille, avant de disparaître. Et c’est déjà une danse. Une série de barres de papier sont maintenues contre le mur à intervalle régulier par des étais en ciment (Depth (Detain), Depth (Fixture), Depth (Acting), Depth (Depend), Depth (Inclusion), 2019). Trouver le point d’équilibre du matériau pour éviter qu’il ne s’enfonce, et non son centre géométrique, est aux prémices du mouvement. Si la page est un partenaire, l’artiste en mesure la distance : des jetons et des avions en papier aux trajectoires et aux chutes incontrôlées, lancés par ses enfants (Edge, #5, 2011, Unfolding (Plane), 2018). Face à un film plastique mal collé sur une vitre, les bulles d’air claquent à chaque tentative de lissage – « le geste m’est rendu par le dessin » (Retornar – Returned, 2012). Dans la petite pièce aux allures de laboratoire, les martyrs de carton utilisés pour la découpe des bâtons de graphite créent d’étonnantes explosions de fumée défilant en pellicule verticale (Ergonomie, 2009). Dessiner à rebours, c’est ici prendre le dessin par tous les bouts, souvent à rebrousse-poil. C’est s’éloigner des règles de l’art pour toucher à son origine. Et c’est déjà une danse.

  1. Les  citations de l’artiste ont été glanées lors de conversations les 24 et 25 janvier 2020.
  2. « La façon dont Pollock a ignoré les limites du champ rectangulaire en faveur d’un continuum allant dans toutes les directions simultanément, au-delà des dimensions données de n’importe quelle œuvre. » Allan Kaprow, « L’héritage de Jackson Pollock », New York, Art News, octobre 1958.
  3. Robert Morris, « Notes on Sculpture », Part. 2, Artforum, février et octobre 1966, p. 232
  4. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 188
  5. Image en une : Exposition « Diogo Pimentão – Dessiner à rebours » au Frac Normandie Rouen Photo : Marc Domage, 2020