Jibade-Khalil Huffman
Brief Emotion.
Frac Bretagne, 21.01 – 15.05.2022
« Une brève émotion »… de plaisir, de flottement, de malaise ? Peut-être les trois à la fois. Le titre de cette exposition est une contraction de « Brief Emotional Assessment », diagnostic comportemental appliqué par les médecins américains, facturé 11$ en sus de la consultation (Arwa Mahdawi, « $11 for ‘brief emotion’? The hidden charges of US healthcare are utterly enraging », The Guardian, Londres, 6 octobre 2021). Ce renvoi en note de bas de page sonne comme un avertissement. La fascination opère pourtant immédiatement. Dans la galerie haute du Frac Bretagne – qui prend ici des airs de lanterne magique –, des projections lumineuses traversent des paravents imprimés sur rhodoïd recouvert de marqueur noir. Dégradés de rose, vert, bleu, volutes de fumée… L’installation nous ferait presque songer à une salle de relaxation. Jibade-Khalil Huffman (Détroit, 1981) a fait du caché / révélé un trait distinctif de son univers, qui repose sur le brouillage des images médiatiques – films, found footages, enregistrements téléphoniques… Le travail procède d’une esthétique du collage dont les accents vaporeux et atmosphériques évoquent l’histoire de l’abstraction new-yorkaise, notamment la peinture Color-Field (« champ coloré ») de Mark Rothko. C’est pourtant la construction syntaxique qui sert de modèle à l’artiste, d’abord poète avant de devenir plasticien.
Quand Étienne Bernard, le directeur du Frac, visite l’exposition « Tempo », au centre d’art new-yorkais The Kitchen, en 2018, il est émerveillé par cette grammaire qui se déploie à l’époque sur neuf écrans basculés dans le noir. L’invitation est lancée. À Rennes, nous ressentons une désorientation semblable et une similaire violence contenue. Matchs de boxe, émeutes raciales… La brutalité court en filigrane derrière les écrans-palimpsestes. Soudain, un volcan en éruption se détache sur le plus grand des panneaux, parsemé de schémas de danse des années 1950 et de silhouettes de bâtiments qui pourraient se plier comme des patrons de couture. La cimaise qui sépare les deux espaces d’exposition est percée d’une vitre rectangulaire, miroir sans tain identique aux salles d’interrogatoire policier. Quatre chaises en plastique sont placées au centre de la pièce, à destination des visiteurs, observateurs autant qu’observés. Deux vidéo-projections sont les seules sources lumineuses. Un écran plat couché au sol renverse le ciel à l’horizontale. Deux impressions de rayures colorées, à peine perceptibles dans la pénombre, font apparaître des figures féminines Pop, des athlètes tout sourire exécutant le saut de l’ange, des gestes techniques d’hommes manipulant un grand flacon de chimiste ou remplaçant une pièce dans le moteur d’une Cadillac. Sur les écrans, les images défilent – montage rapide de vidéos amateurs qui se superposent, s’encastrent en vortex, alternent une manifestation de Gilets jaunes, une mascotte d’Eddie Murphy filant à vive allure sur l’autoroute, un homme victime d’un AVC dont la voiture fonce à travers champ en caméra subjective. Entre deux musiques radiophoniques entrecoupées d’interférences, une chanson folk enregistrée entre 1970 et 1972, et tout juste éditée l’année dernière : celle du guitariste afro-américain Léo Nocentelli, Thinking of the Day. L’air tendrement mélancolique y conte les espoirs et les désillusions du jeune musicien de la Nouvelle-Orléans qui s’est fait connaître par le funk. Dans les dispositifs de Jibade-Khalil Huffman, le feu couve sous la glace qui est à même d’endormir la pensée.
Si les traces résiduelles du politique émergent difficilement de l’accumulation d’images numériques, les dispositifs mis en scène par l’artiste rejoignent le constat de l’École de Francfort dans les années 1920. Le « choc traumatisant » du film, décrit par Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), est proche de la sidération provoquée par les technologies dominantes, dont l’absence de logique est une violence. L’installation de Jibade-Khalil Huffman pointe la dualité et la duplicité des images : un pouvoir que nous croyons détenir dans notre poche, et dont le rythme infernal nous empêche de suivre le déroulé. Face aux actualités filmées, « jamais une époque n’a été aussi peu renseignée sur elle-même », affirmait le sociologue Siegfried Kracauer dans son article « La Photographie », en 1927.
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Image en une : Vue de l’exposition Brief Emotion, Jibade-Khalil Huffman, du 21 janvier au 5 mai 2022, Frac Bretagne, Rennes © Jibade-Khalil Huffman. Crédit photo : Aurélien Mole
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- Du même auteur : L’Anthologie de l’éternuement de Fred Ott. Flinch aux Moulins de Paillard, Alex Cecchetti au musée de Rochechouart, Stéphane Thidet, Benjamin Seror, Dancing Machines,
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