r e v i e w s

« Power Up, imaginaires techniques et utopies sociales » au Grand Café et à la Kunsthalle

par Juliette Belleret

Grand Café, Saint-Nazaire
09.02.2024 > 12.05.2024

Kunsthalle Mulhouse
16.02.2024 > 28.04.2024

Jacques Dommée, Yona Friedman, Véronique Joumard, Mierle Laderman Ukeles, Laura Lamiel, Basim Magdy, Lou Masduraud, Maya Mihindou, gina pane, Claude Parent, Jean Picart Le Doux, Tatiana Trouvé

et de Carla Adra, Jeanne-Marie & Georges Alexandroff, Jessica Arseneau, Richard Buckminster Fuller, Marjolijn Dijkman, John Adolphus Etzler, Hilary Galbreaith, Hermann Honneff, Maya Mihindou, Jürgen Nefzger, Claude Parent, Christian de Portzamparc, Richard Rogers, Liv Schulman, Suzanne Treister, Félix Trombe, Tomi Ungerer, Henri Vicariot, Frank Lloyd Wright

Commissariat :
Géraldine Gourbe, Fanny Lopez, Sophie Legrandjacques, à Saint-Nazaire ;
Géraldine Gourbe, Fanny Lopez, Sandrine Wymann, à Metz.

L’exposition « Power Up, imaginaires techniques et utopies sociales » se déploie en deux volets distincts à la Kunsthalle Mulhouse et au Grand Café à Saint-Nazaire. Le projet naît du croisement des recherches historiques et philosophiques de Géraldine Gourbe et Fanny Lopez, qui invitent et interrogent des contre-narrations féministes au cœur des imaginaires associés aux infrastructures énergétiques et numériques. Il s’agit d’ouvrir le débat sur des temps forts de rencontres, de tables rondes, de conférences, mais aussi de façon plus diffuse, au contact d’œuvres qui resituent la présence sensible des centres et des réseaux de distribution énergétiques à l’endroit de l’intime, du quotidien… Tout en interrogeant leurs devenirs possibles, en réinterprétant l’histoire de décisions politiques et de luttes historiques, sociales, écologiques très précisément situées dans chacune des deux régions où s’installent les expositions.

Vue de l’exposition « Power Up. Imaginaires techniques et utopies sociales » au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire, 2024. Photographie Marc Domage. Avec les oeuvres de Mierle Laderman Ukeles, « Touch Sanitation », 1979-1980 et « Artist’s Letter of Invitation Sent to Every Sanitation Worker with Performance lntinerary for 10 Sweeps in Ali 59 Districts in New York City », 1979 -1980, collection 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz © Mierle Laderman Ukeles ; Tatiana Trouvé, Sans titre, 2010 © Tatiana Trouvé, Courtesy Gagosian et Laura Lamiel, « Le Regard détourné », 2000-2022, collection Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole © ADAGP, Paris, 2024

À Mulhouse comme à Saint-Nazaire, elles s’ouvrent par un tour d’horizon de projets d’infrastructures énergétiques qui convoquent d’emblée l’épaisseur des recherches archivistiques et théoriques menées par les deux commissaires invitées, et attestent de l’étroite relation entre ces constructions rêvées et les visions d’organisations sociétales, les utopies politiques qui les habitent. 

La présence commune aux deux expositions de croquis, de schémas et de cartes mentales nous renseigne sur les réflexions scénographiques qu’engage la traduction plastique d’une recherche à l’origine scientifique. En témoigne la fresque que Maya Mihindou a réalisée à la fois à Mulhouse et à Saint-Nazaire : Fondation d’un système énergétique féministe d’après Cara New Daggett, rehaussé des propositions de Solange Fernex, Fatima Ouassak et Vandana Shiva (2024). C’est l’unique œuvre commune aux deux expositions, avec de légères variations de contexte, qui constitue à la fois une porte d’entrée multiple dans le spectre théorique convoqué, et une porte de sortie, comme la somme des notes avec lesquelles on rentre à la maison. 

De même, dans chacune des deux expositions, la production de papiers peints à partir des croquis d’un projet de « sphère panoramique » (Jacques Dommée, vers 1940, au Grand Café, à Saint-Nazaire) et des dessins de centrales nucléaires (Claude Parent, Un nouvel état du paysage, 1975, à la Kunsthalle Mulhouse) situe immédiatement le débat dans un espace de l’intérieur, du quotidien. On passe ainsi du salon où l’on découvre à la télévision les luttes des Guêpes de Fessenheim et des Hôtesses de la centrale de Chinon (Hilary Galbreaith, Atomes, 2024, à la Kunsthalle Mulhouse) à l’espace de la chambre, étrangement envahie par celui de la rue (Laura Lamiel, Le Regard détourné, 2000-2022, et Tatiana Trouvé, Sans titre, 2010, série Intranquility,au Grand Café).

Des dispositifs scénographiques qui nous permettent d’atteindre enfin cet endroit du sensible où tout l’appareillage théorique se trouve contenu et déployé dans une attention au corps. Car ce débat est aussi une affaire de voix : celles que l’on n’a pas assez entendues ou écoutées, celles qui nous accompagnent en fond de l’exposition à Mulhouse (Gantophonie, Carla Adra), réveillées dans « une exposition qui se raconte beaucoup » (Sandrine Wymann, directrice de la Kunsthalle Mulhouse). Ce débat est aussi une affaire d’attention sensible portée au moindre filament de lumière qui circule, aux bruits continus qu’on n’entend plus (Véronique Joumard, Lignes de lumières (sensibles), 2001-2003, au Grand Café), aux regards posés sur les corps qui travaillent (Lou Masduraud, Wet Men, 2022, au Grand Café) et aux gestes qu’on peut leur adresser (Mierle Laderman Ukeles, Touch Sanitation, 1979-1980, au Grand Café).

Il faut enfin dire un mot de cette étrange coïncidence des astres qui ponctuent l’une et l’autre exposition : à Mulhouse, la lune incite à penser autrement les échelles de temps, à l’image des cycles – non seulement ceux des corps, mais également ceux des productions et des produits (Liv Schulman, Une vieille terre pour une nouvelle chanson, 2023) –, des pensées et des rencontres qui s’organisent autour de la Lunä Table (Marjolijn Dijkman, 2011, en cours), les soirs de pleine lune, prolongeant la coutume des membres de la Lunar Society de Birmingham, fondée en 1765, qui discutaient de la société nouvellement industrialisée. 

À Saint-Nazaire, sur fond sonore de pluie (Basim Magdy, My Father Looks For An Honest City, 2010) et d’eau en fuite (Lou Masduraud, Wet Men, 2022), le soleil, comme un emblème, invite la grandeur dans les utopies architecturales et les représentations de la ville reconstruite (Jean Picart Le Doux, Soleil de lune, 1969). Dans la vidéo de Basim Magdy, un dernier soleil surgit à la fin du parcours, assez petit pour tenir dans une main. Ultime présence de l’électricité transportée par un seul corps, en un seul objet, une lampe torche allumée en plein jour qui ne sert plus qu’à dire une recherche insensée, une errance cette fois chorégraphiée par l’absence des bâtiments et les manquements des cités, sans un mot, à l’exception du titre : Mon père cherche une ville honnête.

Vue de l’exposition « Power Up, imaginaires techniques et utopies sociales », 2024 | Marjolijn Dijkman, « LUNÄ Table », 2011 – en cours ; « Earthing Discharge » (Panorama), 2020 – Maya Mihindou, « Fondation d’un système énergétique féministe d’après Cara New Daggett, réhaussé des propositions de Solange Fernex, Fatima Ouassak et Vandana Shiva », 2024 © La Kunsthalle Mulhouse – photo : Emilie Vialet

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Head image : Lou Masduraud, « Wet Men », 2022-2024. Céramiques émaillées, acier, barils, pompes, tuyaux, chaussettes, débardeur, perle d’huître, eau, dimensions variables (en arrière-plan : Véronique Joumard, « Ligne de lumières (sensibles) », 2001-2003 © ADAGP, Paris, 2024). Vue de l’exposition « Power Up. Imaginaires techniques et utopies sociales » au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire, 2024. Photographie Marc Domage


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