r e v i e w s

At the Gates

par Camille Paulhan

La Criée, Rennes,15.06 — 25.08.2019

Elle ouvre les yeux et nous fixe, ses paupières tremblotent légèrement. Elle ne sourit pas : et pourquoi le ferait-elle, d’ailleurs ? Et si ses lèvres ne bougent pas, on l’entend parler. C’est une lettre, une adresse polie à l’évêque de Paris, qu’elle a écrite. Une autre entame un monologue sur le plaisir féminin. Si on la voyait dans un reportage télévisé, il est évident que ce sont son âge ou ses cheveux blancs qui attireraient l’attention, alors que seul son propos est ici mis en valeur. Une troisième porte son visage comme un masque impassible, fixe apparemment un mur de façon dépassionnée : une main masculine située hors-champ vient lui caresser les cheveux, la chiquenauder. Il est évident que cet homme l’ennuie, la harcèle, s’adresse à elle avec ironie et sans ménagement, mais elle ne bronche pas. D’autres femmes, rassemblées pour broder, parlent sans fard de leurs mères, de leurs sœurs ou de leur vie quotidienne, de la violence ou des espoirs qu’elles nourrissent pour l’avenir. Elles s’appellent Chloé Delaume, Thérèse Clerc, Maja Bajevic, Bonifacia Cocom, Silvia Menchú ou Claudia Nimacachi. Elles sont écrivaines, artistes, militantes, citoyennes, elles ont des existences proches des nôtres ou pas, leurs expériences résonnent avec celles que nous vivons ou nous semblent plus distantes.

De l’extérieur, les descriptions de femmes que je viens de dresser pourraient donner l’impression d’une forme d’inertie : tout de même, la lutte devrait d’abord s’envisager dans l’action, on n’est pas là pour papoter chiffons en cousant son trousseau. C’est fini les Pénélope, un peu de bouillonnement que diable. Et c’est bien ici tout l’intérêt de l’exposition présentée à La Criée, co-organisée par Tessa Giblin et Sophie Kaplan. Elle montre que le grand apport du féminisme que l’on appelle aujourd’hui de quatrième vague réside bien dans l’appropriation ferme du « je » : on ne laissera plus les autres parler en notre nom, on n’hésitera pas à se laisser aller au récit à la première personne, le langage est déjà un acte puissant d’auto-détermination. Précisons cette pensée : loin de moi l’idée de passer sous silence les œuvres d’artistes militantes des années 1960-1970 qui prenaient pour point de départ l’expérience personnelle de leurs autrices, les Mary Kelly, Hannah Wilke et autres Lea Lublin. Mais disons-le d’emblée : ces quelques dernières années, ce n’est pas tant la parole qui s’est libérée que l’écoute. Et, dans le domaine de l’art, ce n’est pas tant les formes d’expression qui ont changé que leur perception.

Oui, c’est un plaisir de pouvoir voir les bannières violemment colorées de l’Artists’ Campaign to Repeal the Eight Amendment côtoyer la vidéo How Do You Want to Be Governed? (2009) de Maja Bajevic, ou le film Sorcières mes sœurs (2010) de Camille Ducellier la broderie collective de femmes mayas de l’Association guatémaltèque ADEMKAN réalisée avec Teresa Margolles. Dans l’exposition, ce sont les œuvres dans lesquelles les protagonistes prennent elles-mêmes la parole qui paraissent les plus percutantes, moins celles qui « s’intéressent à ». Et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas parce que les formes semblent éloignées d’une certaine austérité minimaliste qu’elles ne sont pas rigoureuses. Il ne faudrait pas, sous prétexte d’une invocation du prétendu « bon goût », admirer hypocritement l’art populaire des siècles passés et rejeter les fameuses bannières, utilisées lors des manifestations populaires exigeant l’abrogation du huitième amendement de la constitution irlandaise interdisant l’avortement. Celles-ci, avec leurs iconographies détournées de Vierges de miséricorde, de Marguerite / Georges face au dragon, de cartes du tarot, leurs couleurs criardes qui ignorent délibérément les prescriptions de Johannes Itten, paraissent quelque peu incongrues dans un espace d’art contemporain qui respire plus l’asepsie que l’envol révolutionnaire.

Et pourtant : ces derniers temps, on aura vu dans les institutions toutes sortes de pseudo-installations, de vidéos pédagogiques, d’expérimentations en tout genre éminemment éloignées de l’art dont on cherchait en vain comment pouvoir les intégrer à une programmation artistique. On aura invoqué l’anthropocène, le champignon de la fin du monde, l’astrophysique, et trouvé des formes vaguement arty pour les exposer. Mais là, rien de tout cela : les formes, justement, n’ont rien d’arty, elles ne sont pas artificiellement provoquées, elles existent déjà. Et elles sont sous nos yeux.

Une dernière remarque encore à propos d’ « At the Gates », qu’il s’agisse des bannières déjà amplement évoquées, de Sorcières mes sœurs ou encore de l’affiche du film militant sur l’avortement Histoire d’A (1973) dessinée par Monique Frydman : c’est précisément à cet endroit que l’exposition se révèle réjouissante, alors même qu’elle évoque des sujets souvent douloureux – féminicides, avortement, invisibilisation des femmes… Elle vient affirmer que l’art n’est pas qu’un simulacre dépassionné qui viendrait profiter à des amateurs avides de se faire un avis. En réalité, elle atteste que l’art change non pas « le monde » mais bien les esprits par le biais des représentations qu’il convoque. De telles propositions paraissent des plus fertiles : ce n’est pas en sortant du champ de l’art que les institutions se renouvelleront, ni en opérant une artification spécieuse du tout-venant, mais en acceptant une certaine souplesse dans la définition de l’art.

Image en une : Artists’ Campaign to Repeal the eighth Amendment (Aine Phillips), R-E-P-E-A-L, 2017. Courtesy de l’artiste. Photo : Benoît Mauras