r e v i e w s

Valérie Mréjen

par Camille Paulhan

Mon cher fils ,Centre d’art contemporain La Halle des Bouchers, Vienne, 2.06 — 19.08.2018

Un père implore son fils par cartes postales, il attend de ses nouvelles, s’enquiert de sa santé, entonne la complainte des parents dont les enfants ne répondent pas assez vite, s’inquiète que « [s]on petit Claudius » attrape un ver solitaire ou se réjouit de le voir « engraisser ». Il partage ses fantaisies nocturnes obsessionnelles, sans se soucier de l’œil indiscret du facteur : « Cette nuit, j’ai rêvé de mon fils : tu étais libéré, tu avais mal aux pieds ». Et de conclure une de ses missives : « Je te donne un gros mimi ».

L’exposition de Valérie Mréjen à la Halle des Bouchers repose sur la sélection et le détournement d’un fonds de cartes postales conservées aux archives de la ville de Vienne, datant des années 1920, signées uniquement du père, Baptiste, et adressées à son fils Claudius. Les mots dudit Baptiste, lus par un comédien sur un diaporama présentant les dos des cartes postales colorisées par l’artiste, apparaissent selon les moments burlesques, proches de nos préoccupations actuelles ou, au contraire, très éloignés de notre monde, se parant aussi parfois d’inquiétude : l’absence de réponse de Claudius, dont on comprend rapidement qu’il est parti faire son service militaire, serait-elle le signe d’une fin tragique ?

On associe souvent le travail de Valérie Mréjen à une forme d’extraction de la banalité des expériences vernaculaires françaises d’époques plus ou moins récentes, en tout cas généralement liées à un certain confort matériel des Trente Glorieuses, comme en témoignent différentes œuvres réalisées à partir de cartes postales aux couleurs acides des années 1970-1980. Pour ce projet inédit, c’est le caractère violemment ordinaire et donc nécessairement empreint d’étrangeté de la vie viennoise des années 1920, telle que retranscrite par des textes ou des images de cartes postales, que l’artiste vient dévoiler. Outre le diaporama dans lequel s’incarnent au jour le jour les réclamations insistantes, les anecdotes sans relief et les logorrhées cocasses de « Baptiste », l’artiste a aussi choisi de présenter sur de simples chevalets d’autres fragmentations issues des dos des mêmes cartes postales. Ces images, généralement des vues de rues, de bâtiments, des scènes de genre du début du siècle dernier, ont été décortiquées de façon à n’en garder que quelques indices. Parfois, ce sont des figures de l’attente, de la pose, du regard caméra. Ce sont la petite fille, le jeune ambitieux, le bourgeois bedonnant, la vieille à la fontaine, l’élégante qui marche dans la neige, autant de figures figées comme dans des photogrammes de films des balbutiements du cinéma. Des textes leur sont accolés, plusieurs pour une seule image en général, faisant apparaître de nouveaux récits. Une femme portant un corsage blanc et un large chapeau, scrutée par un homme sur le quai de la gare de Vienne, est ainsi décrite dans un premier texte : « Elle est mariée depuis cinq ans. Elle a changé d’allure et de visage. Il ne l’a pas reconnue tout de suite. On dirait qu’elle s’est empâtée. Elle qui avait juré de ne pas entrer dans le rang ». À côté, une histoire alternative : « Ils ont fait connaissance dans la salle d’attente de la gare. Elle est arrivée un peu en avance. Il était déjà là et lisait un journal. Elle lui a posé une question à propos des horaires ». Les histoires d’amour naissantes côtoient les petites mesquineries, les rancœurs recuites comme la légèreté la plus innocente : des rails de train désert deviennent le support de conseils moralistes d’une mère à sa fille sur le point de quitter sa ville d’origine, mais laissent place également à la quête enfantine d’une souris cachée derrière le ballast. Valérie Mréjen n’hésite pas à aller du côté du fantastique en imaginant une hypothétique créature marine dans une anodine carte postale figurant un attroupement sur le ponton d’un bateau.

En travaillant à partir de ce fonds viennois, plus ancien que les matériaux qu’elle emploie en général pour ses œuvres, Valérie Mréjen propose une exposition — peut-être malgré elle — qui semble moins grinçante et plus nostalgique. Sous l’humour et le décalage recherché, ainsi que sous le refus de références aux grands conflits pour se recentrer sur les petits du quotidien, d’autres projections, plus troubles, pointent. On ne peut s’empêcher de penser à certains travaux de Christian Boltanski, tel L’appartement de la rue Vaugirard (1973), court film également présenté en édition dans lequel une voix monocorde — et sa transcription en texte — vient décrire les lieux vides, comme s’ils étaient habités. Dans « Mon cher fils », et ce en dépit des colorisations, le noir et blanc des cartes postales et tout l’impensé historique qu’il charrie vient quelque peu se superposer aux historiettes pétillantes imaginées par l’artiste. Cependant, une seule chose manque vraiment à ce projet : une publication qui viendrait asseoir celui-ci dans la lignée des autres récits de Valérie Mréjen, sur la ligne de crête entre l’ennui ordinaire et la catastrophe imminente.

(Toutes les images : Vue de l’exposition « Mon cher fils » de Valérie Mréjen au Centre d’art contemporain La Halle des bouchers, Vienne, 2018. Photo : Blaise Adilon.)


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