Wang Bing

par Guillaume Lasserre

L’oeil qui marche

LE BAL, Paris, 26.04-14.11.2021

A Paris, LE BAL fête ses dix ans en célébrant l’art de Wang Bing (né en 1967 à Xi’an, Chine) à travers une exposition qui rend hommage à l’un des plus grands cinéastes documentaires actuels. Aux films historiques recueillant la parole des derniers survivants des campagnes de Mao Zedong, Dominique Païni et Diane Dufour, commissaires de la manifestation, ont privilégié les films anthropologiques dans lesquels le cinéaste s’attache à marcher dans les pas des laissés-pour-compte du miracle économique chinois. C’est à partir de ces derniers que l’exposition s’est construite, à la manière d’une installation immersive. Un parti pris assumé qui fut dicté « par la nécessité de tailler dans une œuvre gigantesque pour en révéler la singularité́1 ». L’œuvre de Wang Bing se découvre alors par fragments prélevés dans les six films sélectionnés, une trentaine de séquences2 comme autant de morceaux essentiels dans lesquels s’invente une forme, se révèle la virtuosité du cadre, se répète avec ténacité la présence du cinéaste dans les pas de l’autre. Wang Bing est ici considéré non pas seulement comme un cinéaste documentaire, mais comme un inventeur de formes. Ce qui frappe d’emblée chez lui, c’est sa façon singulière de capter le discours des personnes qu’il filme, s’effaçant presque pour mieux rentrer dans leur intimité. Des six films qui forment le parcours de l’exposition, chacun a sa forme propre. Tous sont traversés par la même question : Comment filmer les anonymes ? Comment montrer la vie de ceux que le pouvoir exploite, invisibilise ?

Entre 1992 et 1995, Wang Bing étudie la photographie à l’Académie des beaux-arts Lu Xun à Shenyang, dans la province du Liaoning. Il intègre ensuite le département de la photographie de l’Académie du cinéma de Pékin où il poursuit sa formation. En 1999, à sa sortie de l’école de cinéma, il filme le vieux quartier industriel dans lequel il vit à Shenyang, sur le point d’être détruit.

Wang Bing tourne alors son premier long métrage, « À l’ouest des rails », à l’aide d’une caméra DV prêtée pour l’occasion, documentant le démantèlement de 1999 à 2001 d’un gigantesque complexe sidérurgique japonais construit dans les années trente, le plus ancien et le plus vaste complexe industriel du pays. L’évènement marque le début de la désindustrialisation chinoise. Film titanesque en trois parties, d’une durée de plus de neuf heures au total, tourné sans équipe et sans autorisation, il montre un monde en cours d’effondrement dont Wang Bing se fait l’observateur discret. « L’idée de faire ce film est également née d’un sentiment de forte implication personnelle3 » confie-t-il. « Je trouvais la société́ chinoise très compliquée, qui ne permet ni de faire face sereinement aux difficultés de la vie quotidienne, ni de s’exprimer librement. Tout le monde est isolé, chacun cherche un chemin, une solution, mais les destinées ne convergent pas ».Unique dans l’histoire du cinéma chinois indépendant, le film révèle Wang Bing et cette manière particulière qu’il a de faire corps avec le cinéma.

En 2006, durant le tournage du « Fossé », son unique film de fiction, Wang Bing croise la route d’un homme miséreux, vivant seul, coupé du monde, dans une cavité rocheuse. Il le filme alors dans son quotidien. Réalisé sur un accord tacite, « L’homme sans nom » donne à voir une mosaïque de gestes et d’actions, tentant de rendre compte de cet isolement. « Dans la Chine d’aujourd’hui extrêmement matérialiste, son existence silencieuse est un acte éloquent de résistance » affirme Wang Bing pour qui l’homme incarne : « L’existence à l’état pur4 ».

Au cours de repérages sur les lieux d’anciens camps de travail dans le désert de Gobi pour le « Fossé », Wang Bing réalise « Traces », premier film tourné avec une pellicule trente-cinq millimètres noir et blanc. Dans un silence absolu, il enregistre ce qu’il reste des humains envoyés ici : morceaux de vêtements, os, dernières traces de pas qui s’effacent lentement. Le film, court, expérimental, ne sera montré qu’en 2013. Il est ici présenté à même le sol pour mieux appréhender cette marche sur les traces des déportés, fantômes d’un régime qui les a effacés.

Dans « À la folie » (2013), Bing filme l’hôpital psychiatrique5, décelant parmi les malades les corps des opposants politiques. La scénographie tente de recréer la sensation d’enfermement en érigeant des cimaises qui, si elles reçoivent les images du film, viennent aussi clôturer l’espace. Il repère l’établissement lors du tournage des « Trois sœurs du Yunnan » et commence le tournage après avoir obtenu les autorisations nécessaires6.  « Il y a évidemment un lien entre cette institution et la société chinoise7 » indique le réalisateur. « Je ne sais pas si on peut parler de métaphore, mais je trouve que cette institution et ce pays se ressemblent beaucoup. C’est un endroit très en désordre, tout le monde y vit comme il peut »

« Père et fils » (2014) est le seul film de l’exposition montré dans son intégralité. Il donne à voir, dans un faux plan fixe, le quotidien de deux adolescents, enfermés dans leur logement insalubre, construit autour de l’attente du retour du père parti chercher du travail en ville. Le moindre micro-évènement est prétexte à casser la monotonie de journées invariablement identiques. Wang Bing s’intéresse à leurs conditions de vie, les filme pour dénoncer le système de croissance économique venté par la Chine contemporaine qui, en réalité, engendre des millions de pauvres. En août 2016, Wang Bing tourne vingt-quatre heures durant dans un atelier de textile. « 15 hours » documente une journée de travail dans cette usine où la fabrique de jeans est payée à la pièce. « Ces ouvriers de 15 hours travaillent comme des machines, survivent entassés. Ils restent invisibles, ignorés car on considère que leur vie est ordinaire, inintéressante, indigne d’attention8 » déclare-t-il. Conçu comme une installation, il est montré pour la première fois en 2017 lors de la documenta 14.

Auteur d’une œuvre cinématographique monumentale, Wang Bing montre ce que les médias officiels, formés à la censure et à la propagande, prennent soin de dissimuler. Filmer vite, dans l’urgence, pour questionner son temps et son pays. Si la portée politique du cinéma de Wang Bing n’est jamais explicite, être là, armé de sa seule caméra comme unique point de captation, est déjà un engagement. « Je n’ai pas un intérêt particulier vis-à-vis des gens pauvres » dit-il. « Mais ils sont tellement nombreux, si je ne les filme pas, je filme qui ? Et qui les filme ?9 » En choisissant de pénétrer l’œuvre documentaire de Wang Bing à partir de prélèvements, citations extraites d’un corpus de films emblématiques, « là où s’invente la forme », LE BAL confirme un peu plus la singularité d’un langage cinématographique au service d’une entreprise anthropologique colossale qui enregistre les transformations de la Chine contemporaine, pays-continent dans lequel aucun de ses films n’a pourtant été projeté.


  1. Dominique Païni et Diane Dufour, texte d’intention reproduit dans le dossier de presse de l’exposition
  2. Toutes ont été choisies avec Wang Bing.
  3. Entretien de Wang Bing avec Alain Bergala, Le Cinématographe, 23 avril 2004, reproduit dans Wang Bing – L’œil qui marche, publié à l’occasion de l’exposition éponyme au BAL en 2021, LE BAL / Delpire & Co., p. 818.  
  4. Wang Bing, Alors, la Chine (entretien avec Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi), Paris, Le Prairies ordinaires, coll. « Cinéma », 2014, , reproduit dans Wang Bing – L’œil qui marche, publié à l’occasion de l’exposition éponyme au BAL en 2021, LE BAL / Delpire & Co., p. 818.  
  5. Le film suit les patients d’un hôpital psychiatrique du Yunnan pendant trois mois.
  6. Le projet de tourner dans un tel lieu remonte au début des années 2000. A l’époque, les autorisations de filmer les patients d’une institution psychiatrique au nord de Pékin lui avaient été refusées.
  7. Caroline Renard, Isabelle Anselme et François Amy de la Bretèque (dir.), Wang Bing, un cinéaste en Chine aujourd’hui, Aix-Marseille, Presses universitaires de Provence, coll. « Arts », 2014, p. 204.
  8. Wang Bing, Alors, la Chine, op. cit.
  9. Reproduit sur l’un des panneaux de l’exposition.

Toutes les images : Vue de l’exposition Wang Bing, L’œil qui marche, LE BAL, 2021 © Marc Domage


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