Not fully human, not human at all

par Guillaume Lasserre

KADIST, Paris, 20.05-11.07.2021

L’exposition « Not fully human, not human at all » que propose, à partir du 20 mai prochain, la Fondation Kadist à Paris est l’aboutissement d’un projet éponyme qui s’inscrit dans le cadre des programmes internationaux de l’institution visant à établir des connexions entre différentes régions. Celui-ci, centré sur la région européenne1, a été mené entre 2017 et 2020 par Nataša Petrešin-Bachelez. La commissaire et critique d’art slovène, récemment nommée responsable de la programmation culturelle de la Cité internationale des arts à Paris, y interroge notre humanité à travers la conception de trois commissions artistiques en s’appuyant sur les institutions locales2, collaboratrices du projet. Un programme de séminaires accompagnait ces productions artistiques.

Le projet a débuté au Kosovo avec l’artiste bosniaque Lala Raščić, puis a fait escale en Belgique, à Aalst, où l’artiste péruvienne Daniela Ortiz (née à Cuzco, Pérou, en 1985, vit et travaille à Barcelone), a réalisé le film « The empire of law » en travaillant autour du séminaire sur la question du droit. A Lisbonne ensuite, à la Kunsthalle et au Hangar qui rend visible les artistes des pays africains lusophones entre autres, avec Valentina Desideri et Denise Ferreira da Silva qui imaginent une pratique d’atelier, le « Sensing Salon » (salon sensoriel), une lecture politique des crises utilisant des outils ésotériques. L’exposition du Kunstverein à Hambourg présentait le bilan de cette recherche répartie sur trois ans. Elle se conclue à la Kadist avec l’apport d’un nouvel artiste : Olivier Marboeuf. Auteur, commissaire d’exposition indépendant, fondateur en 2004 du centre d’art Espace Kiasma aux Lilas, focalisé sur des questions de représentations minoritaires, qu’il dirigea jusqu’à sa fermeture en 2018, a aussi une pratique du dessin à l’ancre, d’une part très délicat et associé à des textes, et de l’autre, des aquarelles, que l’on découvre ici.

Doruntina Kastrati, When it left, death didn’t even close our eyes, 2020. Installation view at KADIST Paris, 2021. Photo: Aurélien Mole

L’exposition est une adaptation de celle présentée au Kunstverein d’Hambourg. À une première salle très documentaire succède une deuxième dédiée aux savoirs ancestraux et aux mythologies.

Ibro Hasanovic (né en 1981 en Serbie, vit et travaille à Bruxelles) utilise la vidéo, le film, la photographie et l’installation dans son travail artistique qui s’intéresse aux pouvoirs de la mémoire collective et individuelle à travers les préoccupations géopolitiques et sociales. Le court métrage « Note on multitude » (2015) est réalisé dans une station de bus à Pristina au Kosovo, au moment des adieux des familles aux futurs migrants embarqués dans les autocars. La bande son, composée de voix de plus en plus nombreuses, anxiogènes, les images lancinantes, traduisent le départ vers l’inconnu de cette nouvelle main d’œuvre à bas coût bâtie sur le traumatisme de l’effondrement de la Yougoslavie. Doruntina Kastrati filme des ouvriers qui construisent la route reliant le Kosovo à l’Europe. Elle élabore tout un rapport au corps du travailleur en enchâssant la vidéo dans un échafaudage qui renvoi à l’espace en construction. L’artiste s’intéresse à la déshumanisation. Les photographies de Nilbar Güres (née en 1977 à Istanbul) utilisent le textile comme l’élément d’un jeu sur le visible et l’invisible. « Overhead » (2010) montre une femme dans un intérieur dont le visage disparaît sous des ballots de linge, tandis que « Our cemetery » (2010) donne à voir une mère de dos et son enfant dans le même manteau. L’artiste bosniaque Lala Raščić revisite les mythes fondateurs comme ici avec le film « EE-O » qui s’approprie la légende d’Arachné, mêlant au récit d’Ovide les bruits de Prizren au Kosovo. La compétition de tissages qui sera remportée par Arachné lui vaudra d’être transformée en araignée par Athena. Ici elle dénonce en plus les nombreux viols commis par Zeus. L’artiste entrecoupe le récit mythologique par des effets kaléidoscopiques en écho à l’araignée. La vidéo est la première d’une série intitulée « Europa Enterprise3 » basée sur de nouvelles lectures féministes des mythes et reconsidérant la signification du patrimoine et la production d’objets pour l’avenir.

Comment la pandémie du coronavirus affecte-t-elle l’humain ? Valentina Desideri et Denise Ferreira da Silva ne proposent pas de réponse directe, n’apportent pas de solution. Elles élargissent les domaines de l’art à celui de la guérison à la faveur de formes privilégiant une étude participative et une expérimentation de pratiques diverses pour la lecture tels le tarot et l’astrologie, et la guérison telle le Reiki4, faisant interagir ces pratiques entre elles. Le « Sengsing Salon » propose ainsi d’élargir les champs du possible.

Valentina Desideri / Denise Ferreira Da Silva / Arely Amaut, Sensing Salon, 2021. Installation view at KADIST Paris, 2021. Photo: Aurélien Mole

Daniela Ortiz a fait beaucoup de performances avant que son travail ne prenne un tournant esthétique lors de la naissance de son enfant. Elle met en effet de côté l’esthétique occidentale pour mener une réflexion sur les structures du pouvoir colonial, patriarcal et capitaliste à travers l’élaboration de récits explorant les notions de nationalité, racialisation, classe sociale et genre. « The rebellion of the roots », ensemble de peintures sur bois de petits formats, représente la rébellion du vivant postcolonial. Des plantes tropicales, séquestrées dans des jardins botaniques et des serres européennes, sont protégées par les fantômes des populations racisées tuées par le racisme occidental. Les végétaux vont confrontés les politiciens responsables des discriminations structurelles et institutionnelles et ainsi rendre justice.

Artiste, documentariste et écrivaine, Saddie Choua (née en 1972 à Bree, vit et travaille à Bruxelles) développe un travail autour de la douleur inhérente au racisme liée à une approche très intime du sujet. L’installation « Lamb Chops Should Not Be Overcooked » (2020) s’inspire de l’expérience des salons tout en promouvant un esprit de sororité. Elle fait appel à son histoire personnelle et à celle de sa famille par le biais d’objets leur appartenant, pour mieux questionner le discours sur l’autre. L’artiste récrée un espace familier et invite les visiteurs à s’installer dans son salon. Des plantes et des objets sont associés ici à des livres de recettes, mixtures, potions, médicaments dont l’artiste a fait l’expérience de leurs vertus thérapeutiques. Prendre soin de soi à travers les ouvrages de Toni Morrisson et Audre Lorde notamment, ou les albums de Nina Simone et Om Kalsoum.

Daniela Ortiz, The Rebellion of the Roots, 2020. Installation view at KADIST Paris, 2021. Photo: Aurélien Mole

L’intitulé du projet est emprunté à l’ouvrage de la biologiste et philosophe américaine Donna Haraway « Ecce Homo, «Ne suis-je pas une femme ?» et Autres Inapproprié/es: de l’humain dans un paysage post humaniste5 » dans lequel elle questionne les prétentions communes de l’humanisme des Lumières à l’aune des degrés de déshumanisation engendré par l’esclavage aux États-Unis6. « De la même manière, l’héritage de l’histoire coloniale européenne continue d’infliger des violences aux subjectivités racisées contemporaines7 » écrit Nataša Petrešin-Bachelez.

L’exposition interroge les mécanismes de déshumanisation à l’œuvre en Europe dont la dégradation des conditions de vie est dictée par une infime poignée d’individus sur l’ensemble de la population : politiques migratoires strictes, montée des nationalismes, exigences néolibérales sur les économies nationales, dégradation du droit du travail, particulièrement pour les travailleurs immigrés… « L’Union européenne négociait la sécurisation de ses frontières et définissait des quotas d’êtres humains comme sur un marché boursier8 » précise la commissaire, soulignant à propos de la pandémie du coronavirus : « Il est devenu évident que les stratégies politiques et sanitaires mises en place durant l’épidémie font sinistrement écho au concept de «disposabilité» de certains êtres humains racisés ». Depuis 2020, ce processus de déshumanisation est inhérent à la crise du covid-19. Il coexiste avec les relations de pouvoir engendrées par le privilège blanc qui, depuis trop longtemps, définit qui est digne d’humanité et qui ne l’est pas. Ici, l’Europe, comprise à la fois comme norme contextuelle et conceptuelle, permet de penser la déshumanisation appliquée par les pays impériaux et coloniaux au nom de l’humanité, l’extrême violence infligée au nom de la civilisation, et cela à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. Les artistes exposés ici théorisent les notions d’un nouveau vocabulaire du processus pouvant être nommé ré-humanisation.


  1. Les programmes internationaux de KADIST visent, en adressant des questions d’ordre global et en collaboration avec des institutions partenaires et des artistes, à établir des connexions entre différentes régions du monde. Le projet européen mené par Nataša Petrešin-Bachelez a été mené en parallèle des projets Asie, Amérique du nord et Afrique.
  2. HANGAR Artistic Research Centre, Lisbon; Kunsthalle Lissabon, Lisbon; Kunstverein, Hamburg; Lumbardhi Foundation, Prizren and Netwerk center for contemporary art and an independent cinema, Aalst
  3. Du nom du célèbre vaisseau spatial de la série télévisée américaine « Star Trek ».
  4. Art énergétique d’origine japonaise, le Reiki est développé par Mikao Usui à la fin du XIXème siècle. « Rei » signifie « l’universel », le « tout » : la matière, l’âme et l’esprit. Et ki (ou Qi) fait référence à l’énergie vitale qui circule en chaque individu.
  5. Donna Haraway, Le manifeste Cyborg et autres essais, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils Editeur, 2007, pp. 221 – 243.
  6. Donna Haraway se réfère ici à la description de la chercheuse féministe afro-américaine Hortence Spillers, en particulier des femmes et de leur traitement comme des entités remplaçables sans reconnaissance juridique. Spillers, Hortense J. (1987). « Mama’s Baby, Papa’s Maybe: An American Grammar Book », Diacritics, 17 (2): 65–81.
  7. Texte accompagnant l’exposition « Not fully human, not human at all », KADIST, du 20 mai au 11 juillet 2021.
  8. Ibid.

Image en une : Lala Raščić, EE-0, 2018. Installation view at KADIST Paris, 2021. Photo: Aurélien Mole


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