Nicolas Deshayes

par Guillaume Lasserre

« Glissements » – Frac Grand Large

18.09.2021 – 13.03.2022

« Gargouilles » – Le Creux de l’enfer

23.10.2021 – 6.02.2022

Commissaires : Keren Detton et Sophie Auger

Curieusement, Nicolas Deshayes (né en 1983 à Nancy, vit et travaille à Douvres, Kent) n’avait jusque-là pas eu d’exposition monographique en France. Cette anomalie est désormais rectifiée à la faveur de deux expositions personnelles. Le Frac Grand Large revient sur dix années de production artistique quand le Creux de l’Enfer donne à voir un corpus inédit d’œuvres issues de nouvelles expériences plastiques.

Nicolas Deshayes étudie la sculpture au Chelsea College of Art and Design de Londres, d’où il est diplômé en 2005, et poursuit ses études au Royal College of Art, où il obtient un Master of Art (MA) en 2009. Plastique, céramique, émail de porcelaine, aluminium et fonte sont ses matériaux de prédilection, qu’il travaille selon diverses méthodes de production industrielle, les subvertissant par l’introduction de techniques artisanales et de réactions chimiques pour en faire des œuvres uniques[1]. L’artiste aime à réunir les contraires. Il oppose ainsi à la dureté de la matière l’impression d’une forme molle quasi organique. Cette texture à la fluidité statique résulte des accidents qui s’opèrent lorsqu’il coule de l’aluminium, de la fonte ou divers polymères.

« Glissements », Nicolas Deshayes, série des Gargouilles, 2021, bronze patiné.
Crédit photo : Vincent Blesbois

À Dunkerque, le bâtiment de Lacaton & Vassal expose dix années de création de l’artiste français, familiarisant le public avec une œuvre réjouissante dans ce qu’elle déjoue consciencieusement les modes de productions qu’elle met en jeu. Justement intitulée « Glissements », l’exposition mobilise des systèmes de circulation, s’articulant autour de Thames Water (2016), ensemble de radiateurs en fonte reliés à une chaudière, et prenant la forme flasque de boyaux qui dessinent les entrailles du lieu. Les fluides qui y circulent sont traités à la manière de ceux affluant dans un corps humain. Les sculptures, assimilées à des objets utilitaires, ont pour fonction de dégager de la chaleur comme des êtres vivants.

Installation composée de huit tables en aluminium anodisé[2] sur lesquelles sont présentés en face à face deux bustes anciens en bronze[3], Jetsam Ennui (2015) prend des accents tragiques à mesure que la perception des couleurs se transforme en une substance moirée qui rappelle une marée noire contaminante. Plus loin, cinq panneaux de grandes dimensions présentés au mur évoquent des cloisons architecturales préfabriquées, dans la série « Dear Polyp ». Ici, l’anodisation se substitue à la main de l’artiste et improvise des compositions abstraites. Dans ces deux séries, Nicolas Deshayes s’amuse à nouveau des contradictions en convoquant, dans un quasi même geste, création et destruction.

Un ensemble de pièces en céramique, jouant sur des formes et des contre-formes, des vides et des pleins, fait référence à l’univers domestique de la salle de bain par sa dimension hygiéniste. C’est l’occasion pour l’artiste de poursuivre ses recherches anthropomorphes, qu’il pousse ici à la limite de l’identifiable. À peine devine-t-on un ventre, un sexe ou une paire de fesses, coulés dans la céramique à la surface lisse qui engendre une singulière érotisation.

Nicolas Deshayes, série des Gargouilles, 2021, bronze patiné.
Crédit photo : Vincent Blesbois

« Gargouilles » est le titre de l’exposition qui se poursuit quelques 750 km plus au sud, au pied des monts du Forez, à Thiers, dans le bien nommé Creux de l’Enfer. L’ancien haut-lieu de la coutellerie française abrite depuis plus de trente ans un atypique centre d’art, dont la particularité – il est littéralement situé dans les pieds de la Durolle – a présidé au choix d’un ensemble sculpté et de sa spatialisation. Une résidence de recherche dans une entreprise de la région[4] immerge Nicolas Deshayes dans cet environnement local, qui le conduit à s’intéresser aux métiers du métal liés à la plasturgie. L’artiste se plaît ici à unir le mou et le dur. Le rez-de-chaussée est en effet occupé par une série de sculptures-fontaines installées dans un bassin à la fois immense par sa superficie au sol et dérisoire par les quelques centimètres d’eau qui y figurent. L’installation peut se lire comme une mise en abîme du bâtiment même, pris dans les eaux de la Durolle. Les sculptures – dont les éléments plastiques s’assemblent par modules à la manière d’un corps humain – ont été réalisées par Deshayes en Angleterre, à l’aide de mousse polyuréthane pour créer les longs tubes boursoufflés, étranges lombrics géants : encore des boyaux[5]. Mais la fontaine se révèle déceptive : dans la difficulté flagrante qu’éprouve la tuyauterie à faire monter le liquide, et plus encore à le faire gicler du bout de ses formes parfois courbes. Les petits jets, souvent insignifiants, sont bien loin des performances attendues dans nos sociétés contemporaines, où une croissance continue et sans faille fait office de norme. Quoi qu’il en soit, intestins ou ascarides les parasitant, ils apparaissent définitivement paresseux. En regard de l’installation sont accrochés des tableaux en relief thermoformés, qui présentent la même écriture organique. À l’étage, une série de petits bronzes fait de la peau un territoire d’explorations formelles et appelle à une réflexion sur ce qui fait corps humain et corps prothèse. Nicolas Deshayes construit une œuvre qui oscille en permanence entre intérieur et extérieur, à la fois poétique, fragile, ambiguë, triviale et incertaine, au langage domestique et ordinaire, drôle et inquiétant : une œuvre pétrie de paradoxes, à l’image de la nature chaotique du monde et de notre désir d’absolu face à nos corps, imparfaits et incontrôlables.

Exposition solo de Nicolas Deshayes au Grand Café de Saint-Nazaire, Chambre froide du 4 juin au 11 septembre 2022


[1] La plupart de ses œuvres sont le résultat de collaborations avec des entreprises et des industries, mises en place au cours de ses diverses résidences.

[2] L’anodisation est un traitement de surface permettant de protéger ou de décorer une pièce en aluminium par oxydation anodique, soit la création par réaction chimique d’une couche protectrice supplémentaire, pouvant profiter d’une coloration.

[3] Empruntés pour l’occasion aux musées de la région.

[4] Dans le cadre du « projet art-entreprise » soutenu par le ministère de la Culture, la résidence de Nicolas Deshayes au sein de l’entreprise Cartolux-Thiers (Top Clean Packaging) de production et de transformation de plastiques destinés à la filière médicale, installée à Peschadoire, commune voisine, entre 2019 et 2021, a permis l’immersion de l’artiste sur le territoire.

[5] Deshayes traite les sculptures de façon frontale, de sorte que l’arrière est plat. L’artiste choisit donc, comme avec les radiateurs installés à Dunkerque, un point de vue privilégié. Mais ici le visiteur peut tourner autour de l’ensemble sculpté et se rendre compte de la « supercherie ».

. . .

Image en une : Nicolas Deshayes, vue de l’exposition Gargouilles au rez-de-chaussée du Creux de l’enfer, fontaines en aluminium et acier inoxydable, 2018. Crédit photo : Vincent Blesbois


articles liés

Erwan Mahéo – la Sirène

par Patrice Joly

Helen Mirra

par Guillaume Lasserre