Marion Baruch

par Guillaume Lasserre

Marion Baruch : une rétrospective

Les Abattoirs, Toulouse, 16.12.2020-30.05.2021

S’inscrivant dans le cadre de la saison que les Abattoirs de Toulouse consacrent à « l’art tissu », la rétrospective de l’artiste Marion Baruch permet, à travers une centaine de pièces historiques et une nouvelle installation conçue spécifiquement pour la grande nef, de prendre la mesure d’une œuvre protéiforme, radicale, marquée par l’engagement et la recherche d’un nouveau langage plastique. L’exposition, réalisée en partenariat avec le Kunstmuseum de Lucerne en Suisse où elle fut présentée en 2020, est la première à aborder l’ensemble de sa carrière de façon quasi exhaustive. Il était temps : Marion Baruch fêtera cette année ses 92 ans. L’artiste fait dès la fin des années soixante du textile sa matière de prédilection. Pour elle, « le tissu réagit au moindre geste grâce à cette loi mystérieuse, incroyable qu’est la gravitation1 ». Il devient le moyen d’expression privilégié d’un art dans lequel les questions sociales et le langage occupent une place prépondérante, un art qui s’emploie à gommer les frontières entre les espaces intérieurs et extérieurs.

La vie et l’œuvre de Marion Baruch s’apparentent à une traversée du XXème siècle. Née en 1929 à Timisoara, en Roumanie, elle intègre l’Académie des beaux-arts de Bucarest en 1948, émigre en Israël l’année suivante où elle est étudiante à l’Ecole nationale d’art et de design Bezalel à Jérusalem, alors dirigée par Mordecai Ardon (Tuchow, Autriche-Hongrie, actuelle Pologne, 1896 – Jérusalem, 1992), artiste du Bauhaus et ancien élève de Paul Klee. Sa première exposition, à la galerie Micra-Studio de Tel Aviv en 1953, connaît un vif succès qui lui vaut l’obtention d’une bourse d’études. Elle choisit de s’installer en Italie l’année suivante pour étudier la peinture à l’Académie des beaux-arts de Rome. « Une grosse erreur. J’ai été submergée par la beauté de la ville, Giotto, etc., et je n’ai rien appris2 » confie-t-elle. Elle vit ensuite à Milan, d’où est originaire son mari. Après de nombreuses années passées à Paris, elle vit aujourd’hui à Gallarate, près de Milan. Polyglotte, elle parle couramment le hongrois, sa langue maternelle, le roumain, la langue avec laquelle elle a grandi, l’allemand, celle de sa nourrice, le français, celle de son lycée à Bucarest et de ses années parisiennes, l’hébreu, celle de son séjour en Israël, l’italien, la langue de ses études à Rome et de son lieu de résidence actuel et l’anglais, celle de sa belle famille.

Marion Baruch s’intéresse à la signification du vêtement et son rapport au corps. « Abito-Contenitore » (1969) est une robe de lin couvrant l’ensemble du corps, y compris la tête, à la manière d’une burqa, qu’elle revêt sur la via Monte Napoleone, la principale artère de la mode à Milan, transformant son corps en sculpture textile souple qui handicape autant qu’elle libère. Au moment où les mouvements féministes revendiquent la libération des corps, Baruch enveloppe le sien dans une forme textile qui le dissimule entièrement jusqu’à le faire disparaître. La performance marque le début d’une réflexion de l’artiste sur le mouvement, le corps, le visage, l’identité, le féminin, soi-même. À la même période, elle conçoit avec le designer Angiolo Giuseppe Fronzini (Pistoia, 1923 – Milan, 2002) « Conditore-Ambiante » (1970), une énorme boule de Plexiglas pouvant contenir une personne, qu’elle fait rouler dans les rues de Milan. Elle mène des recherches entre art et design, s’associant avec Dino Gavina (San Giovanni in Persiceto, 1922 – Bologne, 2007), l’une des figures les plus influentes dans le monde du design industriel. De cette collaboration naîtront quelques pièces réunies dans la série « Ultramobile », parmi lesquelles « Ron Ron » (1971), tabouret sphérique à fourrure pourvu d’une queue. Aux œuvres présentes se joint un riche ensemble de photographies, notamment de Gianni Berengo Gardin, et de documents d’époque : flyers originaux, esquisses préparatoires…

Au cours des années 1980, Marion Baruch séjourne à Milton Keynes, ville nouvelle britannique fondée en 1967. De là, elle se rend à Kenwood House à Hampstead, près de Londres, où elle exécute des copies miniatures d’un célèbre autoportrait de Rembrandt, point de départ d’une nouvelle esthétique avec laquelle elle interroge la nature même de l’art. Elle propose, au travers de formes minimales, une réécriture de son histoire à partir du tableau Rembrandt qui, répliqué devient un motif. Sur une paire monochrome, elle inscrit «L.H.O.O.Q.», le fameux jeu de mots qu’appose Marcel Duchamp sur la reproduction de sa Joconde à la moustache. Prononcée en français, il révèle la phrase : « Elle a chaud au cul ». Les nombreux portraits miniatures sont placés dans des structures en bois disposées les unes à côté des autres et les unes sur les autres, éléments manipulables ludiques à la manière d’un puzzle. Marion Baruch clôt cet ensemble en s’attaquant au commerce de l’art à travers la transformation d’un caddie en sculpture avec « Superart » (1988).

Dans les années 1990, l’artiste s’intéresse à la communication, dont elle fait la critique à travers la création de « Name Diffusion », un label de son entreprise inscrit au registre du commerce, qui prend la forme juridique d’une association de loi 1901 lorsqu’elle s’installe à Paris en 1993. « Name diffusion » apparaît comme une réponse à son entrée dans la galerie milanaise de Luciano Inga Pin qui la représente à partir de 1989. Confrontée pour la première fois directement au marché de l’art, l’artiste se transforme en entreprise, disparaissant sous la marque jusqu’en 2009. Pendant presque vingt ans, ses œuvres seront estampillées du seul label. Désormais « artiste d’affaire », évoluant entre art et commerce, elle devient conceptrice et productrice de tissus, notamment de vêtements de gardiens de musée. L’importance qu’elle accorde à la fonction sociale de l’art est proportionnelle à son attention aux autres. L’artiste réalise des produits d’expositions à l’image du « Museum fashion » (1992), présentoir de chemises orange en pure soie, imaginé pour le musée de Groningen aux Pays-Bas, dans le cadre de l’exposition « Business Art / Art Business ». La manifestation est l’occasion d’expérimenter une démarche de création de travail à plusieurs sous l’autorité d’une même entreprise. Baruch collabore avec des établissements textiles, rendant visible dans son art leur chaine de production. Elle étend symboliquement son partenariat à l’institution muséale. L’invention du label s’opère en réaction à la logique capitaliste selon laquelle les produits et les œuvres d’art doivent toujours être liés à un nom. Cette critique de la marque se manifeste de manière significative dans les sept caissons en bois desquels émerge le logo rétro-éclairé par une lumière au néon dont seule varie la couleur. L’ensemble n’est ni plus ni moins qu’une plateforme publicitaire à destination de ceux qui souhaitent créer leur propre marque, enseignes lumineuses et étalages de grands magasins. Baruch utilise le label pour développer des projets participatifs et relationnels.

De 1993 à 2011, Marion Baruch vit à Paris. Dès son arrivée, elle mène des actions participatives dans lesquelles l’artistique rejoint le politique, en faveur des sans-papiers et du droit des femmes. Elle imagine des ateliers collectifs qui sont autant de Babel horizontaux desquels s’échappe la formidable richesse des langues Ce goût pour le langage et l’attention aux autres se retrouve dans « une chambre vide » (2009). L’artiste vide entièrement une pièce de son appartement qu’elle met à disposition de rencontres. Chaque après-midi, quand le soleil dessine une forme géométrique sur le sol, elle reçoit des personnes avec lesquelles elle ouvre un dialogue. Dans cette plateforme locale d’échanges, les flyers qu’elle confectionne ont valeur d’invitation. Proche de l’esthétique relationnelle qui réactualise l’art social inspiré de Joseph Beuys, Marion Baruch aménage dans son intimité une place aux autres, à l’ami comme à l’inconnu.

A l’entrée de la grande nef, le Tapis volant, « Les langues d’ici avec ceux qui les parlent et les traduisent », jeu d’environ cinq cent cartes géantes, bilingues, portant chacune le message d’un participant, se déploie dans une soixantaine de langues différentes. Les joueurs sont de toute provenance et de toute origine. Ils expriment une histoire personnelle ou collective. Créé par les artistes Marion Baruch, Myriam Rambach et Arben Iljazi, le jeu est activé par le collectif « Name Diffusion » en 2005, dans des ateliers projets d’un foyer France terre d’asile à Boissy-Saint-Léger. Il se poursuit dans l’exposition « Naissance » au Musée de l’Homme en 2006, puis, l’année suivante, dans une résidence à l’espace Synesthésie qui réunit près de trois cent dionysiens. La rencontre et la mise en résonance des voix, des mots et des expériences vécues par ceux qui les disent, occupent le centre du dispositif. La traduction du message original agit comme amplificateur, ouvrant sur une autre version du monde. L’œuvre collective constitue une traversée d’un être à l’autre, d’une culture à l’autre. Fréquemment réactivé, le parcours est en perpétuelle construction. Ni gagnant, ni perdant ici mais, un partenariat, une collaboration qui se joue dans la rencontre et l’écoute.

Initié en 2010 dans le quartier du Sentier à Paris en réponse à une réflexion écologique et un débat sur la surconsommation, la collecte de chutes de tissus neufs et leur nouvelle destination occupent le travail de Marion Baruch depuis 2012. Soie, coton ou matières synthétiques composent ces déchets textiles vestimentaires – qui représentent en Italie 700 000 tonnes par an –, ce qui reste de la matière après la coupe, le négatif des vêtements produits par l’industrie milanaise du prêt-à-porter. Ils sont récupérés par Baruch qui conserve leur découpe, les sélectionne, les assemble, jusqu’à obtenir des formes flexibles qu’elle tend à l’aide de minuscules épingles, ou bien laisse pendre du plafond, jouant avec la gravité pour en révéler les mouvements, les vides. Les lambeaux indésirables dialoguent alors avec une histoire de l’art moderniste, des feutres de Robert Morris au spatialisme de Lucio Fontana. Les formes aléatoires du tissu prennent l’apparence d’un patron, d’un masque, d’un tourbillon, évoquent un paysage en creux, ouvrent une fenêtre sur le monde. Avec une simplicité désarmante, Marion Baruch joue avec l’agencement des pleins et des vides des tissus, rend visible l’invisible, irréprochable le défectueux. Décentrer légèrement le regard afin d’expérimenter un autre point de vue engendre une nouvelle perspective qui rend tangible le caractère social et politique de l’œuvre. Dans la pensée radicale de Marion Baruch, ce sont les vides qui définissent l’espace. La matière textile fonctionne ici comme révélateur de l’absence. « C’est le vide, et il y a une possibilité dans le vide : il contient tout, il contient la surprise, la vie et l’émotion, ce dont j’ai besoin3 » affirme Marion Baruch.

À partir de rebus de tissu de l’industrie textile, Marion Baruch invente des œuvres autant sculpturales que picturales dans lesquelles se reflètent aussi, au-delà des avants gardes mentionnées plus haut, la peinture abstraite du XXème siècle : « La première fois que j’ai sorti un de ces tissus d’un sac plastique j’avais l’impression de regarder un Klee4 » se souvient l’artiste.

Marion Baruch construit un œuvre dans laquelle les formes s’affirment dans un état de présence absence. « Elle travaille aussi bien dans le champ de l’art que dans le domaine du design, n’excluant jamais de ses créations le lien entre production, contexte de production et de diffusion, dans cette perspective perpétuelle d’interroger la création à l’ère capitaliste5 » précise Annabelle Ténèze, directrice des Abattoirs et co-commissaire de l’exposition avec Noah Stolz. Le geste est surtout minimaliste, toujours conceptuel. L’artiste n’a eu de cesse de réinventer un langage artistique en interrogeant la matière textile de façon formelle, politique, sociale. Dans son travail, le dehors est dedans, l’extérieur est l’intérieur. L’artiste revendique la porosité des frontières, l’effacement des limites qui autorise une recherche de perspective, un montage expérimental évaluant les mécanismes d’intégration et / ou d’exclusion. Elle accorde une place fondamentale à la fonction sociale de l’art. Toute sa carrière est traversée par la manière de faire participer l’art à la vie, comme Charlotte Posenenske. Mais là où l’artiste allemande renonçait, en prenant acte en février 1968 « que l’art ne puisse pas contribuer à résoudre les problèmes sociaux les plus pressants6 », Marion Baruch continuait – et continue encore à 92 ans – à travailler les liens entre l’art et la vie, trouvant des points de passage à travers le possibilité du collectif, en favorisant son attention aux autres pour leur ménager une place dans son intimité, en faisant disparaître le seuil qui marque le passage entre l’intérieur et l’extérieur. Avec des gestes minimaux, Marion Baruch crée des œuvres visuellement puissantes. À travers sa façon de travailler les chutes du tissu, elle invente un espace physique imaginaire, une porte à même de traverser les murs.


  1. Cité dans Elisabeth Chardon, « Marion Baruch ne craint pas les chutes », Le Temps, 18 novembre 2016, https://www.letemps.ch/culture/marion-baruch-ne-craint-chutes Consulté le 7 mars 2021.
  2. Cité dans Martin Herbert, « Marion Baruch: A Leap into the Void », Art Review, 19 septembre 2017, https://artreview.com/may-2017-feature-marion-baruch/ Consulté le 7 mars 2021.
  3. Ibid.
  4. Cité dans Simone Menegoi, « Marion Baruch, MARS », Artforum, octobre 2014, https://www.artforum.com/picks/marion-baruch-48918 Consulté le 7 mars 2021.
  5. Annabelle Ténèze, « Le vêtement fait-il l’artiste femme ? », Marion Baruch , catalogue de l’exposition éponyme, Kunstmuseum Lucerne, MAGASIN des horizons Grenoble, les Abattoirs Toulouse, Muzeul de Arta Timişoara, Museo MA*GA, Gallarate, Mousse Publishing, 2020, 232 pp.
  6. Charlotte Posenenske, « Statement », Art international, 12, n° 5, mai 1968.

Toutes les images : Vue de l’exposition « Marion Baruch : une rétrospective », du 16 décembre 2020 au 30 mai 2021 © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse. Photo : Damien Aspe


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