Eva Kot’àtkovà

par Guillaume Lasserre

Mon corps n’est pas une île

Commissariat de Sandra Patron

Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du

11.02 – 29.05.2022

Au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, l’artiste tchèque Eva Koťátková (née en 1982 à Prague où elle vit et travaille) répond à l’invitation de Sandra Patron par l’occupation de la grande nef, qu’elle transforme en un théâtre social aux histoires fragiles. La directrice de l’institution bordelaise, commissaire de l’exposition, avait découvert son œuvre, au vocabulaire artistique inspiré du surréalisme, en 2013 au cours de la cinquante-cinquième biennale de Venise où son installation « Asylum »  était présentée dans l’exposition « Il Palazzo Enciclopedico ». Imaginée spécifiquement pour l’espace immense de la nef, l’exposition-installation[1], intitulée « Mon corps n’est pas une île », oscille entre organique et mécanique, prenant la forme d’un corps échoué, mi-poisson mi-humain, gigantesque et fragmenté, à la fois contenant et médiateur des vingt-et-un récits que renferment les vingt-et-un morceaux de ce corps. Qu’elle soit vraie ou inventée comme celle du garçon qui se sent fille ou celle du buisson arraché à son environnement naturel pour être installé dans le jardin d’une zone pavillonnaire, chaque histoire met en scène le vivant luttant pour exister dans son intégrité. Une entêtante bande son se fait entendre dans tout l’espace. L’artiste dessine elle-même le plan à destination des visiteurs leur permettant de se repérer parmi les différents éléments qui composent le corps du poisson devenu paysage à explorer, mais également de faire la correspondance entre les groupes de sculptures et les histoires qu’ils peuvent lire allongés dans la tête du poisson ou bien voir interpréter lorsque des performeurs habitent l’œuvre chaque dimanche après-midi, partageant ainsi les péripéties des créatures qui jaillissent des entrailles du poisson, échappés des caisses de transport qui apparaissent anthropomorphes pour certaines, venant ici indirectement rappeler le passé de l’entrepôt Lainé[2] dans lequel est installé le musée. Mais Koťátková s’intéresse surtout à l’objet caisse pour son ambiguïté. À la fois symbole de mobilité et de codification, elle trie, ordonne, arrange, répond à notre désir d’enfermer dans des cases. L’artiste travaille beaucoup avec sa mère, Dana Koťátková. Au premier étage du musée, un espace a été aménagé pour donner à voir les productions issues de ce travail collaboratif et intime – dessins, marionnettes en construction, éléments de collage – exposé pour la première fois.

Vue de l’exposition Mon corps n’est pas une île d’Eva Koťátková. Au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 11.02.2022 au 29.05.2022. Commissaire Sandra Patron. Photo : Arthur Péquin.

Diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Prague (AVU) en 2007, Eva Koťátková entreprend ensuite une thèse à l’UMPRUM, l’École des arts appliqués de la capitale tchèque. Dans son travail, qui réunit sculpture, objet, collage, texte, la performance occupe un rôle essentiel tandis que l’élément textile apparait de plus en plus prégnant. L’artiste explore, dans de grandes installations ludiques et poétiques, la question des normes qui nous assignent en interrogeant notre environnement social. Un langage plastique lié au métal, à la cage, illustre cet étouffant carcan à l’instar des sculptures en forme de corsets, de colonnes vertébrales. L’artiste utilise des stratégies pour se « dénormer » à partir du potentiel subversif de la création et de l’imagination. Elle appréhende l’espace non pas dans une vision globalisée mais plutôt comme un espace à vivre, une occupation. L’exposition n’est pas un moment figé, au contraire, mais performance créée de nouveau. La part narrative développée dans son travail se veut fragmentaire, agissant comme des indices qui parsèment l’exposition, « une narration qui renvoie au rêve et à l’inconscient comme puissants vecteurs de force créatrice », ajoute Sandra Patron dans le texte qui accompagne la manifestation. « Je rêve d’un corps qui aurait plusieurs peaux à sa disposition » déclare l’un des protagonistes, résumant parfaitement la volonté de la proposition artistique de déborder les cases normatives, de les faire disparaitre en les multipliant, d’être enfin soi-même dans toute la fragilité que cela sous-entend. « Des corps en fuite, en mouvement ou en transition, des corps qui ne veulent pas être nommés et qui échappent à toute catégorisation, des corps qui refusent de se taire, qui expriment librement leurs émotions et leurs rêves » écrit encore Sandra Patron. Ne plus porter de masque.

Vue de l’exposition Mon corps n’est pas une île d’Eva Koťátková. Au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 11.02.2022 au 29.05.2022. Commissaire Sandra Patron. Photo : Arthur Péquin.

Métaphore de la société contemporaine, l’œuvre d’Eva Koťátková donne à voir et à entendre les rêves et les espérances, les angoisses aussi, de ceux dont les voix, qu’elles soient humaines, animales ou végétales, ne sont pas écoutées, ceux qui sont cantonnés à la marge, interdits, stigmatisés. Œuvre totale, corps-paysage monumental aux sculptures porteuses de contes, l’installation spectaculaire qui se déploie dans la nef du musée d’art contemporain bordelais est une invitation à dépasser notre assujettissement aux règles établies. L’exposition sert de terrain de jeu à « L’Académie des mutantes », la nouvelle programmation des formes hybrides et vivantes du Capc qui a vocation à se déployer en un festival annuel, faisant la part belle à la performance, la musique, la littérature, la mode et l’image animée. En opérant à la lisière de plusieurs disciplines, il rend lui aussi son identification complexe, impossible à définir, à rentrer dans une case.


[1] Elle sera ensuite présentée à la Nàrodni Galerie, la Galerie Nationale de Prague.

[2] L’entrepôt Lainé est l’autre nom de l’entrepôt réel des denrées coloniales qui, à partir de 1824, permet de stocker sous douane les marchandises produites par les planteurs dans les colonies grâce au système d’esclavage, et réexportées vers l’Europe du Nord par les négociants bordelais. Sauvé de la démolition en 1973 par son inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, il devient la même propriété de la ville. Après plusieurs campagnes de travaux, il accueille en 1990 le Capc musée d’art contemporain de Bordeaux.

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Image en une : Vue de l’exposition Mon corps n’est pas une île d’Eva Koťátková. Au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 11.02.2022 au 29.05.2022. Commissaire Sandra Patron. Photo : Arthur Péquin.


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