Apichatpong Weerasethakul

par Guillaume Lasserre

Periphery of the Night

Institut d’Art Contemporain Villeurbanne/Rhône-Alpes, 02.07-28.11.21

A l’Institut d’art contemporain (IAC) de Villeurbanne, l’artiste et cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (né en 1970 à Bangkok, vit et travaille à Chiang Mai), connu pour son cinéma expérimental et indépendant, compose un projet immersif dans lequel tous les espaces sont occupés par des entre-mondes où cohabitent humains et animaux, vivants et morts, fantômes et forêts. Intitulé « Periphery of the night », le projet réunit un ensemble de courts-métrages, images filmiques qui, à la manière des souvenirs, combinent différentes temporalités. Affranchie des règles qui régissent la vie diurne, la nuit se charge d’une énergie onirique et métaphorique qui modifie notre rapport au monde, notre façon de coexister. Le parcours a pour point de départ le questionnement : « What comes with the night ?1 » Dans ces chambres noires qui sont autant d’espaces initiatiques, une vingtaine d’œuvres, semblables aux morceaux d’une mémoire à la fois personnelle, sociale, politique, ressurgit avec la nuit. Le clair-obscur et le rythme lancinant des films invitent le visiteur à circuler d’une salle à l’autre dans un état de semi conscience, entre la veille et l’endormissement, « en équilibre sur le fil tendu et invisible qui sépare le sommeil de l’éveil2 » disait Dali. Un rêve éveillé dans lequel réapparaissent différents niveaux de souvenirs et de sensations. C’est précisément cet endroit, cette « périphérie nocturne » qu’explore Weerasethakul. À la grande beauté plastique qui émane des images filmiques répond une poétique plus large, notamment à travers les poèmes et les récits métaphoriques qui les accompagnent. L’artiste multiplie ainsi les perceptions possibles dans une tentative de rendre compte de tout. « Je ne conçois pas mes films courts comme des pièces autonomes, mais plutôt comme la documentation d’une performance3 » explique-t-il, « ils ont besoin du public : c’est lui qui achève sa postproduction ». C’est donc la place attribuée au spectateur qui distingue la pratique de l’exposition de celle du cinéma.

Apichatpong Weerasethakul étudie l’architecture à l’université de Khon Kaen d’où il est diplômé en 1994. Il rejoint ensuite l’Art Institute of Chicago où il obtient un master en beaux-arts en 1997. Ce séjour américain lui permet de découvrir les grands cinéastes expérimentaux étasuniens.

Apichatpong Weerasethakul, Power Boy (Villeurbanne), 2021 © Kick the Machine

Les œuvres multiplient les techniques de diffusion de l’image, du son et de la lumière, pour inventer d’autres dialogues et leur donner un sens nouveau. Weerasethakul convie à un voyage à travers le temps dans ses journaux filmés, poèmes vidéo, rêves, pensées politiques que renferme sa propre bibliothèque nocturne. Certains acteurs reviennent sans cesse sur les images. « Ils travaillent avec moi depuis près de vingt ans » précise-t-il. La couleur rouge envahit tout. Elle fait référence au régime dans lequel il a grandi. En Thaïlande, le rouge est associé au communisme et à la résistance.

Le parcours commence comme on commence un rêve. Il s’ouvre sur la vidéo « Haiku » (2009). Au cours des recherches qui aboutirent à son film « Oncle Boonmee (celui qui se souvient des vies antérieures) », Palme d’Or lors du festival de Cannes en 2010, l’artiste découvre le village de Nabua, proche de fleuve Mékong, frontière naturelle qui sépare la Thaïlande du Laos, dans la province d’Isan dans le Nord-Est de la Thaïlande, où il a grandi. Il filme pendant plusieurs mois des adolescents, descendants des paysans communistes violemment réprimés par l’armée entre les années soixante et quatre-vingt, interrogeant à travers eux la mémoire de Nabua. Dans « The Palace », ensemble de trois vidéos, quatre chiens d’un rouge flamboyant se font les sentinelles chimériques des lieux. Dans la salle suivante, les projections lumineuses d’une boule à facettes apparaissent sur le visage du protagoniste, réincarnation de Jean-Jacques Rousseau dans le court-métrage « Sakda (Rousseau) », réflexion sur la pérennité de la mémoire et de son image. Plus loin, une femme âgée allongée sur un lit dans une couverture bleue semble avoir le cœur qui brûle. Dans « Blue », l’image d’un feu de bois se superpose à celle de la femme. Partout, la musique est omniprésente. Une certaine nostalgie, une tristesse même, enveloppe l’exposition. À côté, un homme promenant son chien est filmé à l’aide d’une LomoKino à manivelle, engendrant des image saccadées, hachées, qui attestent de cet état inconscient, de fantôme entre deux mondes. Quelques notes de guitare rendent la scène mélancolique. Et toujours ce rouge sang qui contamine l’image, celle du temps des songes.

Apichatpong Weerasethakul, Sadka (Rousseau), 2012 © Kick the Machine

L’artiste réfléchit aux mouvements de mobilisation de la jeunesse contre le régime autoritaire thaïlandais, qui a permis à la Chine de construire des barrages sur le Mékong, drainant le fleuve et privant la population de nourriture, d’eau potable et de transports.

Une série de dix films projetés en petit format côte à cote, montre des moments de vie, y compris sa fin, l’artiste filmant son père chez lui sur un lit médicalisé.

Au feu d’artifice dans lequel apparaissent des têtes sculptées de singes et d’éléphant, se mêle le grondement de l’orage et le bruit de la pluie, derrière lesquels se cachent les exactions refoulées de l’histoire politique dans le surgissement des portraits de militants exécutés par le pouvoir en place dans les années cinquante et soixante.

Une double projection donne à voir, à gauche, deux enfants lançant des actions ordinaires à un homme les exécutant dans l’autre vidéo.

Apichatpong Weerasethakul, Fiction, 2018 © Kick the Machine

Apichatpong Weerasethakul transforme l’espace d’exposition de l’IAC en une machine à voyager dans le temps. Pour lui, l’image ne suffit pas à rendre compte de tout. Il la confronte à d’autres manières de percevoir. Fidèle à son équipe qui est la même depuis presque vingt ans, l’artiste pratique une forme élargie de l’attention, acérée et délicate à la fois, qui lui permet de saisir l’étrange beauté dans des fragments du quotidien. Ses journaux filmés, qu’il réalise avec la petite caméra qu’il garde en permanence avec lui, témoignent d’une bienveillance désarmante. On y retrouve les visages familiers de comédiens croisés dans ses longs-métrages. On y rencontre ses amis, humains ou animaux, figures hybrides parfois, filmés avec toute la douceur de son regard. L’art d’Apichatpong Weerasethakul convoque toutes les formes de vies avec la même attention à l’infime. Les entités invisibles peuplent les films de l’artiste. « Le cinéma tend à la préservation des âmes » dit-il, les comédiens apparaissant éternellement jeunes. Mais les fantômes sont aussi présents hors de l’écran. Ils nous entourent, nous accompagnent à l’image de la mémoire : « Un souvenir est comme un fantôme (…) apparaissant parfois, disparaissant parfois », et de poursuivre : « Je suis fasciné par l’obscurité ». Il y a quelquefois des nuits qui sont solaires.


  1. « Qu’est-ce qui vient avec la nuit ? » Sauf mention contraire, les citations sont issues de la rencontre du 30 juin 2021 avec Apichatpong Weerasethakul à l’IAC.
  2. Salvador Dali, 50 secrets magiques, Denoël, 1974.
  3. Cité dans le livret de l’exposition Arpichatpong Weerasethakul Periphery of the night, Institut d’art contemporain Villeurbanne, 2 juillet – 28 novembre 2021.

Image en une : Apichatpong Weerasethakul, Fireworks (Archives), 2014 © Kick the Machine


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