Les frères Quistrebert

par Elena Cardin

Après avoir débuté leur carrière sous le signe d’une figuration gothique et postromantique noire, Florian et Michaël Quistrebert décident de prendre une nouvelle direction lors d’une résidence qu’ils effectuent à New York en 2009. À partir de ce moment, leur recherche picturale se tourne vers une étude de l’abstraction, du mouvement, des effets de matière et de lumière. S’ils trouvent dans la ville et dans ses architectures modernistes un riche répertoire de formes desquelles s’inspirer, il est légitime de penser que l’effervescence du débat new-yorkais sur l’état de la peinture abstraite a également joué un rôle important dans cette mutation.

Leur séjour à New York coïncide en effet avec l’année de publication de Painting Abstraction: New Elements in Abstract Painting de Bob Nickas, une longue analyse pointue de la renaissance de la peinture abstraite dans les années 1990 et 2000. Le critique new-yorkais pointe une étroite relation entre ce renouvellement de l’abstraction et l’état de nécrophilie dans lequel versait la peinture depuis la fin des années 1960 face à l’émergence de l’art conceptuel et de la performance. En suivant son raisonnement, la réémergence d’une certaine abstraction picturale découlerait de manière plus ou moins directe de l’état de « zombisme » propre à ce médium. C’est dans les mots de l’artiste américain Steven Parrino, cité par Nickas à cet égard, que cette idée se clarifie : « Quand j’ai commencé à faire de la peinture, le mot d’ordre était “LA PEINTURE EST MORTE”. J’y ai vu un endroit intéressant pour peindre… J’ai donc commencé à m’engager dans la nécrophilie… Abordant l’histoire de la même manière que le Dr Frankenstein aborde les parties du corps[1] ». À l’instar de la créature imaginée par Mary Shelley, l’abstraction picturale du début du XXIe siècle semble être le produit d’un assemblage de références et clins d’œil au passé de la défunte peinture. Et les Quistrebert développent une approche à l’histoire de l’art que l’on pourrait définir, avec les mots du critique new-yorkais, comme « frankensteinienne ».

Abstraction lyrique, Op art ou encore le groupe ZERO – trois de leurs références majeures – sont exhumés non tant pour un souci d’idéalisation que pour un besoin de détournement. Les  frères s’en servent en vertu de leur pouvoir de fascination et de manipulation du regard, tels des outils visuels avec lesquels jouer à une mise en abyme souvent exagérée et caricaturée. Dans leurs installations, les citations se multiplient dans un processus de télescopage déstabilisant qui fait ressortir les écarts et les décalages entre vocabulaires différents. Ainsi, on pourrait voir dans le titre de leur exposition monographique au CCC OD de Tours, « Zigzag », une allusion à leurs multiples déplacements dans l’histoire de l’art et à leurs changements fréquents de direction. Dans la galerie noire qui leur est consacrée, ils jouent à ériger des ponts étranges entre Op art, abstraction lyrique, culture zen, psychédélisme et musique visuelle. Dans cet espace sans fenêtres et peint en noir de manière permanente, les frères proposent un parcours pensé de manière antinomique, tel un face à face entre saturation visuelle et minimalisme zen. L’espace est ainsi divisé en deux parties clairement opposées : d’un côté, une installation vidéo monumentale au caractère psychédélique et, de l’autre, un accrochage plus mesuré d’une série de peintures blanches réalisées spécifiquement pour ce projet. Conçues comme un contrepoint au bruit visuel de l’installation vidéo, les Rake Paintings sont le résultat d’une superposition des références multiples : on peut y voir des allusions aux ratissages zen des jardins japonais, à l’abstraction moderniste, aux systèmes codés du spiritualisme et de l’occultisme ou encore à la géométrie sacrée. Cette série se situe dans la suite naturelle de l’expérimentation avec la matière et la lumière qui était à la base des peintures présentées, en 2016, dans leur vaste exposition monographique au Palais de Tokyo. On retrouve la même idée fondatrice des Overlight présentés dans le centre d’art parisien, bien que dans une version plus sobre et moins patinée : utiliser une matière lourde et épaisse pour créer des effets de lumière qui modifient la perception du regardeur en fonction de son positionnement dans l’espace. Si, au Palais de Tokyo, ils avaient atteint cet effet par le biais d’une peinture iridescente – la même que celle utilisée pour peindre la carrosserie des voitures – pour ce projet ils recourent à une pâte blanche opaque généralement utilisée dans le secteur du bâtiment. L’épaisseur considérable de la matière ainsi que le choix de l’éclairage rendent la perception des motifs géométriques de ces peintures décidément instable et changeante. Les Rake Paintings confirment le goût des deux artistes pour les matériaux industriels, ouvertement « non beaux-arts » comme ils aiment à les définir, dont la manipulation est contraignante et souvent toxique. Ce qui les intéresse dans ce type de matériaux, au-delà de leur nature corrosive, demeure dans la méthode de travail rigoureuse qu’ils imposent. L’impossibilité de revenir sur ses propres pas constitue une problématique qui réapparaît sans cesse dans leur processus de travail, depuis leurs premières expérimentations new-yorkaises à la bombe de peinture. Ainsi, la méthode imposée par le choix des matériaux semble être le moyen, pour les artistes, d’atteindre une disposition de travail proche de la méditation – un état mental qu’ils essayent à leur tour de susciter chez le spectateur.

Tandis que la série des Rake Paintings vise à engendrer cette disposition d’âme par le biais d’une abstraction chromatiquement épurée et minimale, l’installation vidéo emprunte à l’art optique un vocabulaire visuellement très saturé. Des formes géométriques lumineuses et colorées défilent rapidement en boucle créant une sorte de tunnel hypnotisant qui se déploie en zigzag sur une longueur de vingt mètres. Les dimensions monumentales ainsi que la vitesse d’écoulement des formes empêchent le regard de se poser sur un point spécifique en l’entraînant dans un va-et-vient envoûtant et dérangeant en même temps. En accord avec leur modus operandi habituel, cette installation est le fruit d’un système de couches de citations multiples. Si les premières à s’imposer sont celles de l’art optique des années 1960 et 1970 et du mouvement psychédélique, les études des avant-gardes sur la musique visuelle constituent un point de référence tout aussi fondamental. Dans la tradition de la peinture abstraite, l’analogie entre la couleur et le son constitue un fondement théorique avéré. On le voit, par exemple, chez Kandinsky qui donnait à ses peintures des titres musicaux ou chez les cubistes orphiques – ainsi dénommés par Apollinaire en hommage au poète et musicien mythologique Orphée. Malgré le fait que l’installation vidéo soit privée de son, les artistes considèrent cette œuvre comme une sorte d’opéra musical dont la partition est composée de formes et de couleurs. On pourrait ainsi la rapprocher des expérimentations du compositeur russe Alexander Scriabine qui avait inclus dans la partition de son Prométhée, le poème du feu (1910) une partie pour un orgue qui ne produisait pas de son mais projetait uniquement des lumières colorées en accord avec les tonalités musicales.

Leur superposition libre, et parfois irrévérencieuse, de références historiques hétérogènes, nous renvoie au texte de Bob Nickas évoqué au début de notre analyse. Pour le critique new-yorkais, l’abstraction de la fin du XXe et du début du XXIe siècle est la manifestation d’une libération et d’une légèreté gagnée vis-à-vis du poids lourd de la tradition. Ainsi, l’œuvre des frères Quistrebert pourrait légitimement s’inscrire dans cette tendance qu’il nomme found abstraction en vertu du répertoire de formes préexistantes dont elle se sert comme matière première. Si ce type d’abstraction semble partager la même mise en discussion de la figure de l’auteur que le mouvement appropriationniste des années 1980, Nickas y voit une différence fondamentale : les appropriationnistes s’intéressaient à la notion de double et à la reproduction à l’identique de l’original alors que la nouvelle génération de peintres abstraits n’est guère un miroir de ce qui l’a précédée. Elle assemble ses multiples références dans des compositions hybrides qui n’ont plus rien à voir avec l’original. Pour Nickas, c’est le début de l’anonymous abstraction qui étend un voile anonyme sur l’auteur aussi bien que sur les références qu’il emploie. Au fond, ce sentiment d’anonymat n’est pas très loin de ce qu’on pourrait éprouver face aux œuvres des frères Quistrebert. Dès lors, si l’art et y compris l’art pour l’art, comme le dit clairement Steven Parrino[2], est toujours l’expression du contexte dans lequel il est produit, ne faudrait-il pas voir dans ce caractère d’anonymat l’incarnation la plus actuelle du mode d’expression de notre société contemporaine ?                           

Florian et Michaël Quistrebert, « Zigzag », Centre de Création Contemporaine Olivier Debré, Tours, 25.05 – 11.11.2019


[1] « When I started making paintings, the word on painting was ‘PAINTING IS DEAD’. I saw this as an interesting place for painting… So I started engaging in necrophilia… Approaching history in the same way that Dr Frankenstein approaches body parts…  » Steven Parrino, The No Textes, (1979-2003), Abaton Book Company, New York 2003, p. 43, passage cité par Bob Nickas in Painting Abstraction: New Elements in Abstract Painting, Phaidon Press, New York, 2009, p. 8.

[2] « I’m still concerned with ‘art about art’ but I’m also aware that ‘art about art’ still reflects the time in which it was made. Content is not denied… Content is not obvious… Content is sustained in the air or the vibe of the work », idem.

Toutes les images : Vue de l’exposition Zigzag de Florian et Michaël Quistrebert au CCC OD © F. Fernandez – CCC OD, Tours. Courtesy Florian et Michael Quistrebert ; Crèvecoeur, Paris.


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