Alex Cecchetti, Pierre Paulin et Maxime Rossi
Alex Cecchetti, Pierre Paulin et Maxime Rossi : Un désir de représentation
En décembre 1948, un homme est découvert mort sur une plage australienne sans indices permettant de l’identifier. Seuls sont retrouvés, dans la doublure de son pantalon, ces mots tirés d’un vers du xiie siècle d’Omar Khayyām : « Taman Shud » – « c’est la fin » en persan. L’identité de l’inconnu réside dès lors toute entière dans le fragment d’un poème. Et celle-ci est tout autant disparition que promesse de récit. Ce mystérieux fait divers a inspiré à Alex Cecchetti un roman et l’exposition « Taman Shud » présentée successivement au CCA Ujazdowski Castle à Varsovie et à la Ferme du Buisson en région parisienne. Le recours à la référence fonctionne ici avant tout comme un écho métaphorique à la propre situation de l’artiste. Alex Cecchetti s’est en effet déclaré mort en 2014. Ne subsiste de lui, selon ses dires, qu’une identité narrative traversée par une multitude de poèmes, de récits lus, entendus, appropriés et transmis à nouveau. Il constitue en quelque sorte une chorale fantomatique à une voix, dans laquelle se diluent, à l’heure de l’exploitation et de la marchandisation des données personnelles, les notions d’auteur et de biographie – à moins qu’elle ne soit l’expression d’un méta ego. « Je ne sais plus qui parle[1] » déclare-t-il, l’important se trouvant ailleurs, dans la nécessité de raconter.
Pour décrire la dynamique qui anime ses œuvres, Alex Cecchetti parle volontiers de pollinisation, de la manière dont les informations circulent d’une fleur à l’autre, généralement par la voie d’un intermédiaire (le vent, les abeilles, les chauves-souris). Son travail repose en grande partie sur l’exploration d’une zone de contact, là où les choses affectent et sont affectées. Ainsi, sous l’effet des corps des danseurs et spectateurs invités à s’y mouvoir, des galets posés sur un dance floor constitué de plaques de cuivre vont à la fois être progressivement contaminés par le métal et entailler sa surface, certaines des rayures étant reprises à leur tour dans un wall drawing destiné à être raconté.
Cette labilité et cette perméabilité des formes passent également par des procédés synesthésiques d’interprétation ou de traduction, des peintures aux airs de planches botaniques donnant lieu par exemple à une partition pour piano ou un ensemble de poèmes au menu d’un dîner servi dans l’exposition. Les œuvres de l’artiste ne sont jamais de simples objets de contemplation mais produisent un effet ou révèlent un usage, une performativité. Tout en cherchant à s’y soustraire, elles ne cessent d’osciller entre différents régimes de représentation (la parole, l’image, l’action) et vecteurs sensibles (musique, poésie, danse ou gastronomie) à la recherche d’une certaine sensualité. L’analogie avec la pollinisation n’est en cela pas anodine, car si elle évoque un mode de circulation organique, elle induit aussi un acte sexuel médié. Les choses ne vont évidemment pas aussi loin dans l’exposition d’Alex Cecchetti mais cela témoigne de la dimension charnelle de son travail qui, à travers l’adresse physique et mentale qu’il fait au spectateur, suggère un érotisme de la propagation.
Ce quelque chose qui flotte dans l’air, ce parfum diffus qui s’immisce, cette fusion de l’intime et du collectif, anime également le travail de Pierre Paulin qui participe à une relecture des stratégies d’appropriation, bercée autant de mélancolie que de plaisir extatique. La poésie et le langage au sens large sont au cœur de sa pratique en ce qu’ils permettent, à partir d’éléments préexistants, de produire des compositions sans cesse rejouées. L’artiste cite volontiers le poète américain Jack Spicer pour qui l’écriture procède de la traduction de voix extraterrestres, comme si l’auteur « écoutait un poste de radio en passant sans arrêt d’une station à l’autre, ou comme si, placé sur une station mal sélectionnée, il notait avec soin toutes les interférences[2] ». Que nous fait le langage, comment une donnée commune agit-elle sur l’intime ? Dans sa première exposition monographique au Plateau/Frac Île-de-France, Pierre Paulin explore ces questions à travers une histoire de la basket et de ses implications socio-culturelles qui prend la forme d’un essai poétique mis à disposition du public en lieu et place de l’habituel document de visite. Ce « parfum de médiation », comme il le nomme, innerve et informe toute l’exposition.
Il revient notamment sur l’histoire qui lie la marque Adidas au groupe de hip-hop Run DMC et sur une publicité Nike de 1985 dans laquelle le basketteur Michael Jordan fait rebondir un ballon, au son d’un lourd boom que l’artiste fait résonner à nouveau dans certains espaces du Plateau fermés pour l’occasion et qui vient scander, comme une métrique poétique, la déambulation du visiteur-lecteur. Car chez Pierre Paulin, tout fait texte. Il ne dissocie pas le langage et la représentation. Cette dimension passe notamment par la confection d’une série de « looks », réalisés à sa taille, sur lesquels sont « publiés » des essais spécifiques éclairant leur tendance. Georg Simmel décrivait la mode comme un processus relevant à la fois de l’imitation et de la différenciation[3]. Pour Pierre Paulin, le vêtement nous protège autant qu’il nous expose et représente en tant qu’individu. Constituant l’interface qui place le corps – ici physiquement évacué – dans l’espace de l’autre au même titre que le parfum ou le maquillage, le « look » relève d’une opération de bricolage, de la construction d’un langage et d’une identité propres, à partir de l’assemblage de standards produits en série (que l’artiste appelle des « basics »). Le vêtement devient un support de représentation et de diffusion – une adresse – et le « look » un fantasme de réécriture, une poésie concrète. Mais l’artiste met aussi en évidence que cette écriture individuelle n’échappe pas à notre désir de logo (le signe-sigle qui fait style), nourri à la fois par les réappropriations marketing et un penchant générationnel pour la nostalgie, pour une mécanique de la réminiscence nourrie par un fétichisme de la marchandise et un érotisme des souvenirs.
Si le projet de Pierre Paulin se déployait à partir de références à la pop culture des années 1980, l’exposition de Maxime Rossi au MRAC à Sérignan, « Christmas on Earth Continued », nous plonge dans le bouillon du Summer of Love. Au cœur du projet : une enquête impossible autour d’une reprise par Pink Floyd du morceau Louie Louie, dont la version de 1963 par les Kingsmen avait donné du fil à retordre au FBI qui s’acharnait à décrypter dans la prononciation inintelligible du chanteur l’obscénité des paroles. Le concert en question se tient en 1967 dans un festival resté dans les mémoires comme un échec artistique et financier (et comme un sommet dans la consommation de drogues), intitulé Christmas on Earth Continued en hommage au film culte de Barbara Rubin (lui-même inspiré par Une Saison en enfer de Rimbaud), cérémonie orgiaque projetée sur plusieurs écrans superposés, procédé innovant à l’époque. À partir de ce tissu de références interconnectées et des rares sources et informations associées, Maxime Rossi décide de reconstituer une expérience live à partir de sessions d’improvisation autour du thème de Louie Louie effectuées par le groupe Dirty Song qu’il réunit pour l’occasion autour notamment des très respectés David Toop et Phil Minton. Là où Cecchetti et Paulin misaient sur une identité traversée de toutes parts (« je est un autre » pour filer la citation rimbaldienne de Rubin), Rossi opte pour la collaboration et l’énergie collective, mais aussi pour le rituel. L’exposition à Sérignan se présente comme une expérience immersive et multimédia dans laquelle se retrouvent réinjectés un scénario de Rubin reproduit à l’échelle du mur, les sessions d’enregistrement de Dirty Song, le merchandising du groupe (disque vinyle et t-shirts sérigraphiés), une série de prismes sonores et les images tournées lors des prises vocales de Minton en studio auxquelles viennent se superposer les vues du cratère de boue du volcan de Solfatare en Italie et de courtes animations dans lesquelles Dumbo apparaît de manière récurrente. L’ensemble a une tonalité chtonienne et ressemble à un bad trip paradoxalement jouissif dans lequel les plis du visage du vocaliste ne cessent de se transformer, par simple effet miroir, en organes sexuels féminins – clin d’œil à la paranoïa du FBI de Hoover. Mais c’est dans la diffusion et l’assemblage aléatoires et continus des divers éléments que le projet semble trouver un écho original avec l’idée de pollinisation développée par Cecchetti. Les différents fragments sonores et vidéo sont en effet réorchestrés en temps réel par un algorithme comportemental répondant à des humeurs de déplacement et calculant les probabilités d’associations de telle sorte que l’exposition est toujours en mouvement et ne peut être vue deux fois de manière identique. Dans ce grand brassage où les images changent de partenaires et de configurations en permanence, le technologique génère de l’organique à l’échelle de la représentation live que constitue dès lors l’exposition.
Si les pratiques d’Alex Cecchetti, de Pierre Paulin et de Maxime Rossi restent résolument singulières dans leurs enjeux comme dans leurs formes, tous trois suggèrent à leur manière une réflexion en mouvement sur les effets de l’interface en matière de désir : désir de langage, désir de l’autre et, avant tout peut-être, désir de représentation.
[1] Entretien avec Julie Pellegrin, Alex Cecchetti, Collection Digressions, La Ferme du Buisson / Capture Editions, 2017, p. 4.
[2] Nathalie Quintane in Jack Spicer, C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, Bordeaux, Le Bleu du ciel, 2006, p. 7.
[3] Voir Georg Simmel, Philosophie de la mode, Paris, Allia, 2013.
(Image en une : Alex Cecchetti, Tamam Shud: Erotic Cabinet, 2017. Ferme du Buisson. Photo : Émile Ouroumov.)
- Publié dans le numéro : 84
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- Du même auteur : Some Frenchmen in New York, Des vivants, Formalisme et schizophrènie,
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