Pratiquer l’exposition (un essai scénographié)
C’est à la suite de ces trois années d’injonctions sanitaires, politiques et environnementales, que le corps social est sorti métamorphosé et que ce projet d’écriture est devenu nécessité. Les cartes du commun ont été rejouées. Le collectif est bouleversé par un théâtre épidémique et sociétal nouveau. Notre relation au monde, qui passe par celle que nous entretenons à l’autre et au contexte, à la structure (c’est-à-dire le cadre, mais aussi le système) s’est vue modifiée : on ne peut plus faire société ou prendre place d’une même manière dans le vivant que nous habitons. Du protocole public régissant nos déplacements, nos gestes et nos capacités d’action, au protocole expositionnel, l’intervalle s’arpente vite. Quand l’exposition se fait miroir d’un monde dont le scope critique est réduit par un appareil médiatique sensationnaliste, recadré par des gouvernances, où l’espace numérique colonisé par le privé engage la décision par l’algorithme, qu’aller chercher dans les dispositifs culturels aujourd’hui ? Qu’attendons-nous de ces récits ? Que peut-il advenir, face à une œuvre, que nous n’ayons déjà vécu? Pourquoi « faire l’exposition » (dans le sens de visiter, comme de fabriquer) aujourd’hui ? Faire venir les publics, dont la sociologie a changé, à l’exposition est apparu comme impératif aux lieux d’art après un temps de fermeture due au covid. La réouverture s’est vue portée par l’urgence d’une attractivité. Une course aux chiffres de fréquentations a retenti sur le comportement des visiteur·euses. Les conditions de rencontre avec l’œuvre flirtent à certains égards avec celles du spectacle ou du divertissement (émotions, immersion, participation), nous rendant supportable notre finitude commune (rappelée par le rapport récent du GIEC). Presque à l’opposé, une diligence est attendue par certaines structures comprimant le temps à une visite très encadrée (sens de lecture imposé, parcours unique, discours explicatif, etc.). Où se situe l’opérativité symbolique, quand l’expérience est réduite au spectacle(1) ou au divertissement ? fait lieu de simple processus communicationnel ? ou encore, visibilisant des savoirs et des formes de manière arrêtée, univoque ? Enfin, pourquoi produire à dessein de nouveaux objets, une matérialité qui n’a peut-être plus sa place dans le décor contemporain ?
Dans la continuation d’une réflexion sur l’impermanence comme outil émancipatoire – menée depuis vingt-cinq ans comme curatrice dans le champ des arts contemporains –, ce travail, dont la méthode pratique est celle de la « littérature de terrain(2) », une littérature dans laquelle les faits sont relatés et analysés par l’enquête et l’association d’idées, plus que par une forme objective, scientifique et finie, ne répond pas à un déterminisme mais ouvre à un débat commun. Le sociologue Michel de Certeau propose, comme ligne de conduite quotidienne, l’abandon à une « liberté buissonnière des pratiques(3) », une liberté par laquelle chacun·e tâcherait de vivre au mieux un ordre social homogénéisant. Et c’est précisément à cet endroit que tente d’apparaître cet essai, au carrefour entre sciences de l’exposition, sciences sociales et littérature. Sa subjectivité pourra induire une coprésence du lectorat au sein du texte, comme il l’est dans l’exposition, car la forme de l’essai sera celle d’un parcours de visite, du texte d’entrée à la sortie de salles.
« Sensation », tenue en 1997, à la Royal Academy of Arts de Londres est ma première rencontre avec les arts contemporains(4). Les Young British Artists faisaient leur entrée, et un appareillage marketing rodé par la même occasion. Le titre même faisait effet. La presse a vite relaté, davantage qu’intéressée par les contenus de l’exposition, l’événement d’un œuf jeté sur une œuvre de Marcus Harvey, le portrait d’une femme accusée d’infanticide. Ce geste effectué par un visiteur, ouvrant vers le performatif, allait de pair avec la transgression comme intention revendiquée. Une exposition spectaculaire dans laquelle un spectacle avait lieu. Qui pose le cadre et ses limites ?
Les expérimentations des avant-gardes, Allan Kaprow notamment, mais aussi Bertold Brecht ou Antonin Artaud(5) au théâtre, ont éliminé en leur temps la frontière entre acteurs et audience, et ont largement réfléchi à la participation des publics. Dans le théâtre Brechtien, qui attend l’analyse, l’accent est mis sur le processus de travail plutôt que sur un résultat. La visée est celle d’acquérir des attitudes chez les acteur·ices, plus que de produire un divertissement consommable. Le dramaturge allait jusqu’à récolter les avis des spectateur·ices à l’aide d’un questionnaire, en fin de représentation, pour modifier si nécessaire ses pièces. L’exposition semble pourtant s’être engouffrée, au xxie siècle, dans une ère « TikTokienne » : le spectacle proposé doit être accessible, efficace et rapide, pour ne pas être effacé par un autre. En contrepoint, si l’expérience proposée par certaines structures offre une liberté d’usagedans le parcours, celles-ci s’activent à mettre en place un lot d’indications signalétiques, créant des visites dignes d’une partie de Twister (cercles au sol, fléchages, etc.). La « liberté guidée(6) » telle qu’on l’attend se transforme en une trajectoire plus ou moins imposée, dans le réel comme dans le symbolique. Un environnement dans lequel toute orientation devient écrite ne peut plus faire événement chez nous. Quelle visite aujourd’hui offrir et expérimenter, dont la pratique soit émancipatoire, et le processus opérationnel vertueux ?
Mes hypothèses sont développées sous une forme qui s’approche de celle de l’exposition, c’est-à-dire une intention ouverte et sans limites d’interprétations(7). Dans son livre, Notes sur la littérature, le théoricien Theodor Adorno(8) met en écho le langage avec la forme artistique, et indique comment l’essai autorise le parcellaire, la subjectivité, des contours ouverts. C’est ainsi que ce texte renverra aux modalités d’un accrochage d’exposition, dans lequel tout paraît démantelé jusqu’au moment où l’ensemble se construit. Rassemblant une écriture éparpillée, produite sur le principe de la mobilité permanente du·de la curateur·ice, il s’intéressera davantage à produire un terrain réflexif qu’à répondre à une idéologie ou à une vérité. Enfin, cet exercice renverra à celui d’une production artistique comme « espoir d’écrire(9) », comme l’occasion d’une parole pouvant circuler. Les artistes impliqué·es dans ces réflexions sur la phénoménologie et l’expérience en écho au capitalisme (Carole Douillard, Dora Garcia, Cécile Paris, Nina Beier & Marie Lund, ou encore Hanne Lippard, Christian Jankowski, Aurélie Haberey…) travaillent l’exposition comme une « co-ïncidence(10) » et comme un médium qui occasionne un télescopage avec le monde, et avec soi. À l’heure où le concept d’individuation(11) se voit chassé par l’hyperindividualisme modélisé par les réseaux sociaux, autant qu’une présentation d’œuvres s’adresse à des publics, ce texte espère une solidarisation avec tout lecteur·ice curieu·se d’y naviguer avec son « langage ordinaire(12) ». Enfin, tout comme l’exposition est une surface réfléchissante, dans les deux acceptions du terme (comme miroir et comme généalogie d’idées), cet essai s’appuiera majoritairement sur des expériences et cas d’études personnels. Construit comme un vagabondage, le chantier textuel, caractéristique de l’essai, permet par ses carences un témoignage du lien entre le texte, l’exposition et la vie.
Dans la philosophie dite « pratique », notamment chez Aristote, il est question des actions et activités des hommes en lien avec leur épanouissement, avec leur bien-être social. L’omniprésence de l’interactivité aujourd’hui dans la vie collective (avis sollicité, contribution proposée, etc.) est aussi pensée dans les lieux d’art. La question de l’altérité agissante, associée à la nécessaire inclusivité des publics, est bien sûr à traiter en contexte. Celui des expositions immersives ou interactives est lié aux typicités de lieux ayant l’économie d’un tel format à mettre en œuvre. La spectacularité offerte par la communication numérique du self staging est devenue l’outil phare du ticketing, ou vente massive d’entrées de certains lieux ne présentant parfois plus d’œuvres. L’unité de mesure pour qualifier si une exposition est réussie sera le nombre de visiteur·euses avant ses éventuelles répercussions sur le parcours des artistes ou l’impact pédagogique sur les publics. Pour faire venir, il faut communiquer sur de la sensation (au sens de « sensationnel », hors du commun, comme au sens de la sensation forte ou de l’émotion). Alors que les démocraties mondiales sont confrontées à des nationalismes populistes qui se repaissent de grandes émotions(13), comme la peur ou le dégoût, on retrouve ces mêmes dynamiques, bien qu’à une autre échelle, appliquées à l’exposition. Ce glissement, donnant lieu à des formes expositionnelles ou à des musées sans œuvres (Atelier des Lumières, musée de l’Illusion, musée du Selfie…), illustre ce que nous pourrions qualifier de « narcissisme de l’evidence »(au sens anglo-saxon du mot(14), nous incluant dans une stratégie adhésive en tant qu’acteur·ice d’une situation elle-même miroir narcissique. Le mythe de Narcisse, dont le nom tiré du grec narkê, « sommeil », raconte la construction du moi par la métamorphose, le changement compris dans le reflet (ici, le selfie). On est loin de la vie ordinaire célébrée par Allan Kaprow et les consultations sur la notoriété attendue pour l’artiste. Étant lui-même ignoré des critiques contemporains, Kaprow jouissait d’un double, un « faux self », via lequel il s’autoévaluait(15). Self-Service (1966), par exemple, est un happening « prévu pour trois villes [New York, Boston et Los Angeles], au cours d’une période de quatre mois, de juin à septembre, et ses activités auront lieu parmi celles de la vie normale des participants. Celles-ci ne sont pas nécessairement coordonnées. » Ces actions sont brèves (comme crier dans le métro avant d’en descendre) ou discrètes (rester sur un pont jusqu’à ce que deux cents voitures passent). Elles s’intègrent dans l’environnement existant qu’elles dérangent légèrement. « Les événements évoluent d’une forme concentrée et très théâtrale vers la simplicité et l’ordinaire, où ils se mêlent et se fondent aux activités de la vie quotidienne », disait Kaprow à Pierre Restany dans un courrier. Sans spectateurs, « despectacularisé », le happening devient une « activité(16) ».
Si le lieu d’art aujourd’hui cherche un public le plus large possible, il prend le risque d’une homogénéisation en le faisant venir par des biais émotifs, interactifs ou sensoriels, aidé par la technologie. Le monumental est une mécanique privilégiée. Ce que l’on peut appeler expotainement (contraction d’exposition et entertainement) crée naturellement des situations contemplatives et un repli sur soi (« plus il contemple, moins il vit », écrivait Guy Debord sur le spectateur aliéné par l’objet contemplé(17)). À rebours d’une accumulation d’objets et de technologies, l’économie de production permise par les expositions d’œuvres relationnelles non spectaculaires s’associe à la liberté des modèles immersifs. Jouant sur un principe d’apparition des formes, des idées et des affects, ce type d’exposition envisage son public comme élément saillant d’un dispositif plus large qu’elle-même : le public y rencontre des œuvres dans lesquelles il reconnaît une part de lui-même, souvent encore non formulée. Chez Lewis Caroll, Alice se retrouve dans un magasin où les objets disparaissent à mesure qu’elle les voit, comme si le regard, une fois posé, avait le pouvoir d’effacer toute matérialité ; une manière de signifier notre capacité individuelle à effacer ce qui objecte.
À l’heure où nous passons d’une économie de la possession à une économie de l’usage, peut-être pourrions-nous déplacer la focale et nous interroger sur comment faire autrement exposition. Avec ou sans nouveaux objets produits, le dispositif d’usage nous confronte à l’expérience de faire soi-même événement. Il y a trafic, activité. « Chez John Dewey, l’attitude pragmatique est présentée comme l’opposé de la théorie spectatoriale de la connaissance. Connaître n’est pas voir (…) mais agir(18). » Dewey proposait déjà un développement démocratique et scientifique des capacités de réalisation individuelle et d’organisation collective des êtres humains en société. En d’autres termes, une conduite de vie menée par l’agentivité. L’universitaire et militante bell hooks, qui associe empathie et conscientisation des inégalités sociales, développe dans ses écrits la nécessité de créer dans le commun un espace non plus seulement sécuritaire (le safe space, endroit protégé des violences sociales(19)), mais aussi et surtout un espace d’encouragement. À cet endroit, nous sommes invité·es à prendre voix et acte, chacun·e à notre manière. Cet espace libre échappe à la monumentalité de toute gouvernance. Il n’est plus marqueur d’autorité, comme le monument public, mais lieu d’un possible nouveau fondement. Ce brave space enjoint à l’urgence d’une entrée en mouvement de tous·tes, pour faire valoir habitabilité et soutenabilité d’un décor dans lequel nous n’occupons plus la première place.
Essai à paraître aux éditions MIX
www.editions-mix.com
1 Au sens debordien : un modèle sociétal fondé sur la marchandise comme lien au monde (La société du spectacle, Buchet Chastel, 1967).
2 L’essayiste et critique Dominique Viart la définit comme une pratique au croisement des sciences sociales et de la littérature, dans laquelle l’écrivain raconte un fait par son enquête, plus que par le récit d’une vérité factuelle.
3 Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Arts de faire, tome I, Gallimard, 1980 (première édition).
4 C’est-à-dire ceux produits et montrés simultanément, à une même époque.
5 La spontanéité est mise en avant chez le dramaturge plus que l’artificialité et le spectacle.
6 Terme usité par l’architecte Philippe Pumain comme idéale scénographie d’exposition.
7 Umberto Eco, « L’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant », dans L’œuvre ouverte, 1962.
8 Theodor Adorno, « L’essai comme forme », dans Notes sur la littérature, Suhrkamp Verlag, 1958.
9 Roland Barthes, « De la rencontre de quelques textes lus naît l’“Espoir d’écrire” », dans La préparation du roman. Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Seuil, 2003.
10 Incidence à la fois sur le lieu, la production montrée et les publics.
11 D’après Gilbert Simondon, « l’individu n’est pas seulement un (unité, totalité), il est unique (unicité, singularité). Un individu est un verbe plutôt qu’un substantif, un devenir plutôt qu’un état, une relation plutôt qu’un terme et c’est pourquoi il convient de parler d’individuation plutôt que d’individu », dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Jérôme Millon, 2005. Voir : https://arsindustrialis.org/individuation#sdfootnote1sym
12 Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations, Oxford Blackwell, 1976.
13 Voir Eva Illouz, Les émotions contre la démocratie, Premier Parallèle, 2023.
14 Preuve, témoignage.
15 Le supposé critique, contemporain de l’artiste américain, Theodore Tucker, écrit dans The Village Voice (voix publique new-yorkaise) : « Il faut avouer que l’art de M. Kaprow pose problème. […] La vie de l’exposition n’est que dans le présent, et seul restera son souvenir. » Mais Theodore Tucker est un pseudonyme, et ces mots sur Kaprow sont de Kaprow lui-même, et associent déjà le réel et le factice.
16 Voir l’analyse de Pierre Saurisse, « Allan Kaprow en 1964 : la mue du Happening », dans Critique d’art, no 30, 2007. En ligne : https://www.archivesdelacritiquedart.org/wp-content/uploads/2016/12/Dossier_Archives_30.pdf
17 Guy Debord, Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », 2006.
18 Au sujet de William James, voir Jean Foucard, « Pragmatisme et transaction. La perspective de JohnDewey », dans Pensée plurielle, no 33-34, 2013, pp. 73-84. En ligne : https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2013-2-page-73.htm.
19 À l’égard des personnes dites issues des minorités, terme qui vient du militantisme LGBTQI+ et qui s’est déplacé vers l’université et les espaces de pédagogie.
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Head image : The Viewers, 2014, Palais de Tokyo, Paris (FR) Collection Centre National des Arts Plastiques Photos : Carole Douillard & ADAGP (titre de l’expo : Des choses en moins, des choses en plus, cur. Agnès Violeau et Sébastien Faucon)
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