« Toucher l’insensé »

par Juliette Belleret

« Toucher l’insensé » (et autres expériences artistiques récentes autour de la psychiatrie institutionnelle) 
Palais de Tokyo, 16 février — 30 juin 2024 

Carla ADRA, Astéréotypie, Agathe BOULANGER, Centre Familial de Jeunes, Michel FRANÇOIS, Signe FREDERIKSEN, Dora GARCíA, Generativ Process, Tania GHEERBRANT, Jules LAGRANGE, Boris LEHMAN & Club Antonin Artaud, François PAIN, Patrik PION, Abdeslam ZIOU ZIOU & Sofiane BYARI 

L’exposition « Toucher l’insensé » (cur. François Piron) au Palais de Tokyo a fermé ses portes au début de l’été. On choisit pourtant de la relire, de la re-regarder, parce qu’elle s’inscrit dans un temps de réflexion plus large à l’échelle du Palais de Tokyo. Un projet nommé Le grand désenvoûtement (cur. Adélaïde Bland) y est en effet conduit depuis 2022, en plusieurs chapitres et à la façon d’une analyse, c’est-à-dire à la fois au sens d’une cure et d’une critique radicale de l’institution.  

« Toucher l’insensé » s’inscrit aussi plus largement dans toute une constellation de projets, comme autant de variations et de remises en question des modes d’exposition à partir des figures historiques de la psychiatrie institutionnelle. On pense ici en particulier aux très récentes expositions qui se sont intéressées aux figures de Fernand Deligny (« légendes du radeau », Crac Sète en 2023) et de François Tosquelles (« La Déconniâtrie », aux Abattoirs -Frac Occitanie Toulouse en 2022, précédée par un programme de recherche international depuis 20181). Des projets d’expositions artistiques qui s’accompagnent à chaque fois d’une importante dimension documentaire, archivistique, éditoriale et scientifique.  

À chaque fois, il s’agit de se demander comment hériter de la psychiatrie institutionnelle aujourd’hui ? Comment questionner et tisser à sa suite de nouvelles relations entre les notions de collectif, art, exil, thérapie et critique de l’institution ?  

Ce texte propose une traversée sensible, résolument non documentaire ni exhaustive, de l’exposition « Toucher l’insensé » au Palais de Tokyo, comme une occasion et une tentative de penser ensemble ces récentes et multiples expériences artistiques et expositionnelles réalisées autour de la psychiatrie institutionnelle. On s’avancera donc au cœur de cette exposition en y voyant çà et là surgir d’autres formes, d’autres pensées qui entourent les œuvres présentées comme autant d’esprits morcelés, morcelants.  

« Project with patients of the Detention Clinic TBS De Kijvelanden », Rotterdam, 1997. Photo : Michel François, ADAGP Paris, 2023.

Esprits que l’on pressent, que l’on entend déjà sur le seuil de l’exposition au Palais de Tokyo. Avant même d’entrer, l’on est accueilli par le bruit qui nous parvient en chuchotant, le bruit qui cherche à entrer dans notre crâne, sous notre peau, avant même que l’on ait passé la porte d’entrée. C’est plutôt un bruissement, envahi par une rumeur qui nous arrive de l’intérieur – des éclats de voix, des échos venus des corps pris entre ses murs. Isolé, le bruissement ressemble à l’effraction d’un pied sur des feuilles séchées, ou au son que fait une vague qui échoue sur le sable. C’est en fait le son d’une main qui palpe et qui cherche à passer à travers l’enveloppe protectrice d’un corps recroquevillé. Une scène qui place tout de suite le seuil de l’exposition en correspondance avec cet autre seuil de l’intériorité : une frontière mouvante, palpable, physique ou symbolique, qui sépare et qui relie le dedans et le dehors – que ce soit pour une architecture ou pour un corps. 

On se tient face à un écran animé de la série des dessins de Signe Frederiksen, Ni étrange ni étranger, 2022. C’est par eux que l’on entre dans l’exposition. Ces dessins font doublement seuil, non seulement parce qu’ils nous accueillent dans l’exposition en illustrant une percée vers les esprits dits aliénés ; mais encore parce qu’ils posent tout de suite la question du statut des œuvres qui y sont présentées. 

Agathe Boulanger, La Logique des vagues (détail), 2023.

En effet, Signe Frederiksen débute cette série de dessins sans la considérer comme partie prenante de sa pratique artistique, à l’époque plutôt tournée vers l’écriture et la mise en scène. L’artiste y voit plutôt un sas de décompression au retour de ses journées de travail en tant qu’assistante au soutien éducatif auprès d’enfants atteints de troubles autistiques, de l’attention ou du comportement. Une activité créative envisagée comme un instrument de « décharge émotionnelle »2 et non comme une pratique artistique professionnelle, cela pourrait évoquer une déclinaison d’un « art-thérapie »3 en vogue aujourd’hui. Mais dans un second temps, Signe Frederiksen prend le parti de développer cette production comme un tout autre pan de sa pratique, en employant notamment l’animation et le dessin mural comme outils de mise en espace et en relation de ses dessins. Ils sont ici présentés selon un dispositif combinant animation, dessins muraux et sur papier organisés à l’entrée et la sortie de l’espace d’exposition comme un maillage étroit, une membrane tissée des formes individuelles et collectives d’une aliénation mentale, sociale, et parfois physique. 

Ouvrons ici une parenthèse pour ici insister d’emblée sur une distinction entre les productions de l’art et celles de l’art-thérapie comme ayant vocation, pour les premières, à être autonomisées dans un espace d’exposition ; pour les secondes, à être nécessairement contextualisées4. On pourrait même prolonger cette distinction en reprenant le couple « payant/payé » que Jean Oury préfère à « soignant/soigné »5 pour désigner les pratiques de la psychiatrie institutionnelle : la production artistique professionnelle est payée, rémunérée ; la production d’art-thérapie est payante, dans le cadre d’un atelier ponctuel ou d’une prise en charge thérapeutique plus large.  

Vue de l’exposition « Toucher l’insensé », Palais de Tokyo, 2024. Photo : Aurélien Mole.

Ce qui signifie aussi qu’une pratique artistique professionnelle n’a pas vocation à fonder son essence sur un mal-être en besoin d’expression, en s’appuyant sur l’illusion soit que la pratique artistique sera salvatrice pour la santé mentale de l’artiste ; soit que le mal-être sera salvateur pour la pratique artistique. Une confusion qui entretient la figure fantasmée de l’artiste culturellement établie dans « l’alliance médicale du génie et de la folie »6. A ce sujet, on rejoint ici l’avertissement formulé par le Collectif SMAC7, en particulier à destination des élèves en école qui reçoivent parfois le conseil de « puiser dans leur mal-être pour servir leur art » ; risquant ensuite toutes confusions au moment de l’évaluation de leurs productions artistiques. 

Maintenant, on passe le seuil de l’exposition au Palais de Tokyo. On s’avance, on fait face à des murs ajourés, des cimaises qui laissent en partie voir à travers elles. Leur agencement forme une architecture autour de laquelle il nous faut marcher, passer par l’extérieur, tout en devinant déjà l’intérieur. Un rappel du geste premier et symbolique de de François Tosquelles8 à son arrivée à Saint-Alban en 1940 : démolir les murs de l’hôpital psychiatrique, rompre la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de l’asile, abolir l’enfermement et l’isolement social des patients comme étant une première étape de leur rétablissement. 

Une scénographie qui fait aussi l’effet d’une porosité entre les espaces, les êtres, les formes présentées – l’effet d’une association tacite, au sens de la déconniâtrie de Tosquelles (« Déconne, déconne, mon petit ! ça s’appelle associer »9). C’est ainsi que procède l’œuvre murale de Dora García (Mad Marginal Charts, 2024), aux allures de vaste carte mentale, procédant par nuages de mots, par constellation d’annotations entourant les textes de Kafka, Basaglia, Joyce ou Freud. Un geste d’écriture et de dessin polyphonique et multi-référentiel, que prolonge le film Désordre (autour des crimes et des rêves) (2013) projeté plus loin. A l’écran, se succèdent les visages et les discours fragmentés des « soignants/soignés » mais aussi des visiteurs du centre d’arts 3 bis f installé au cœur de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence. Le centre d’arts 3 bis f construit son projet d’établissement sur le parti de faire tomber les murs autour des malades pour « faire lien entre l’art, la psychiatrie et la cité »10. La perspective de ce projet est « non thérapeutique a priori » pour les patients, et vise avant toute chose à générer une expérience de l’altérité, un partage du sensible au contact du travail des artistes en résidence. 

Vue de l’exposition « Plans d’évasion », IAC, Villeurbanne, 2010. ADAGP, Paris, 2023.

Si l’on revient à l’exposition « Toucher l’insensé », on continue d’avancer le long du mur occupé par les diagrammes et les dessins de Dora García. On passe sur notre gauche devant une série d’Objets blancs (Patrick Pion, 2001-2022) qui flottent, souvenirs imparfaits et augmentés d’objets quotidiens qui semblent revenus pour nous hanter. Au bout de cet étrange couloir que nous traversons, il faut s’asseoir, rompre le libre mouvement de nos pas autour de la structure. Il y a une seule place sur le banc face à un écran. On s’y arrête, on tente d’installer notre regard sans arriver à l’attacher sur les objets montrés. Tout est changement de rythme, rupture, effraction du son, dédoublement de ce qui apparaît comme des roues de cycles à l’arrêt. Leurs lignes se superposent aux rayons de la carte mentale voisine où le point centre dit « langage », « puzzle », ou « mythe ».  

Cette vidéo a été produite à l’issue d’ateliers à visée non thérapeutique conduits par les artistes Paule Combey et Patrick Pion avec des patients de l’hôpital psychiatrique Georges Sand (Collectif Generativ Process) pour exprimer les troubles de la perception. Ici, elle fait bégayer l’élan de la visite, la morcèle. Après quoi, tout s’accélère.  

On se prend à suivre une suite de nombres désordonnés et de comprimés parmi lesquels, c’est certain, un lapin blanc courait. Puis l’on arrive dans une chambre-cellule reconstituée. On ne la voit pas tout de suite : elle est matérialisée par un tapis piqueté d’empreintes de pas qui brouillent les lignes des murs et des objets. L’ensemble du dispositif est une mise en scène réalisée par Michel François (L’expérience du TBS, 1997-2024) à partir d’objets quotidiens et de récits récoltés auprès de patients-détenus (TBS De Kijvelanden, Pays-Bas). On y croise des plantes, des images, des objets échangés avec eux dans une logique de troc que l’on sait au centre de la « socialthérapie » développée par la psychiatrie institutionnelle : une approche destinée à soutenir l’intégration des patients psychiatriques dans les échanges sociaux, culturels et même marchands de la vie quotidienne. 

En ce sens, c’est l’acte de troc que l’on peut qualifier d’acte « collectif ». L’intervention de l’artiste a pu être un rouage dans un projet d’établissement socialthérapeutique adressé à ses détenus-patients. Quant à l’acte de création, de mise en espace de ces objets pour produire une expérience sensible adressée aux visiteurs de l’exposition… Ce serait un raccourci de le qualifier de « pratique artistique collective » en tentant d’englober l’ensemble de l’exposition sous cette appellation11. On avance au contraire que l’expérience sensible qu’on a de cette œuvre est celle d’un égarement. Aliénant, altérant : ce dispositif nous fait ressentir dans notre chair un trouble qui n’est pas le nôtre. Un trouble qui n’est peut-être celui de personne en particulier : il ne s’agit pas d’illustrer, ni de pathologiser, il s’agit de se déplacer.  

Generativ Process, Les plis de la pensée, 2008. Vidéo, courtesy Galerie Valeria Cretraro, Paris.

Il va ainsi d’autres installations sur le sujet des troubles de la perception – on pense notamment à l’installation immersive de Yayoi Kusama, Dots obsession, 1998 présentée pour l’exposition « La Déconniâtrie » aux Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse. De même pour la scénographie générale de cette exposition qui nous égare dans ses tours et ses détours, alors qu’on continue d’avancer dans le labyrinthe de ses parois poreuses et de son temps infini, distendu à l’envi par les archives à consulter et les films à visionner. On peut réellement y passer des heures à écouter les voix de François Tosquelles, Jean Oury, voir les cliniques d’hier et les expériences multiples d’aujourd’hui. 

 Œuvres immersives, scénographies, successions d’archives, toutes ont pour point commun de nous déplacer, nous dérouter, nous augmenter depuis les racines de notre perception. 

Maintenant, si l’on revient à la question : « comment hériter de l’expérience de la psychiatrie institutionnelle dans nos pratiques artistiques et expositionnelles contemporaines ? », c’est précisément en suivant cette piste du déplacement. 

Il ne s’agit pas de reproduire ou s’emparer de ses contenus, mais de déplacer ses outils, comme l’a enseigné l’expérience de Frantz Fanon à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie (1953-1956)12 – rendue sensible dans l’exposition par l’installation d’Abdeslam Ziou Ziou et Sofiane Byari. D’où le projet d’étendre cette exposition au-delà d’un parcours scénographié, en faisant non pas de la psychiatrie institutionnelle le sujet de l’exposition, mais en faisant de l’exposition et de l’institution qui l’entoure des sujets, au sens psychanalytique. 

On marche vers la sortie. Au mur, un dernier dessin de Signe Frederiksen nous accompagne jusqu’à la fin. Par rapport à ceux qu’on a vus à l’entrée, celui-ci a le corps distendu, décidément agrandi. 

Félix Guattari dans François Pain, Le Divan de Félix, 1986. Vidéo, courtesy de l’artiste.

Notes

  1. « L’héritage oublié de François Tosquelles (1912-1994) », avec le soutien de la Fondation Mir-Puig, de l’Université de Barcelone et de la Fondation Antoni Tàpies, sous la direction de Joana Masó et Carles Guerra, auxquels sont associées des institutions muséales (Les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse, le Centre de Cultura Contemporánia de Barcelona, le musée Reina Sofía à Madrid et l’American Folk Art Museum de New York). 
  1. Dossier de presse de l’exposition « Toucher l’insensé ». 
  1. Entendu comme une pratique créative à vocation curatrice ou soignante, à ne pas confondre avec l’arrivée de la « muséothérapie », qui concerne la réception d’œuvres. 
  1. Carles Guerra et Joana Masó (dir.), La Déconniatrie. Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles, Toulouse, Les Abattoirs, 2024, où il est notamment question d’une forme d’appropriation des productions culturelles des patients de Saint-Alban par le mouvement de l’art brut.  
  1. Christophe Chaperot, Viorica Celacu, « Psychothérapie institutionnelle à l’hôpital général : négativité et continuité », L’information psychiatrique, vol. LXXXIV, no 5, mai 2008. 
  1. Julie Cheminaud, Les évadés de la médecine. Physiologie de l’art dans la France de la seconde moitié du xixe siècle, Paris, Vrin, 2018. 
  1. Collectif SMAC, « Qui prend-soin de la santé mentale des artistes ? », P L S, no 37, 2024. 
  1. Psychiatre catalan (1912-1994), militant marxiste exilé en France. Il est l’un des fondateurs de la psychiatrie institutionnelle. 
  1. « Ce qui caractérise la psychiatrie, c’est qu’il faut inventer. L’individu ne se rappelle de rien. On l’autorise à déconner. On lui dit : “Déconne, déconne, mon petit ! ça s’appelle associer. Ici personne ne te juge, tu peux déconner à ton aise.” Moi, la psychiatrie, je l’appelle la déconniatrie. » Citation de François Tosquelles, dans Carles Guerra et Joana Masó, op. cit. 
  1. Jasmine Lebert, « L’expérience du 3 bis f : le soin par l’art, l’art par le soin – des zones arrière artistiques et citoyennes ? », P L S, no 37, 2024. 
  1. On pourra en dire autant du processus de création du dispositif Paroles chaudes de Carla Adra (2022) autour du récit traumatique, qui fait l’objet d’un travail de mise en forme (tissu, vidéo, son) qui succède à un temps d’échanges avec des groupes de patients et d’employés administratifs. Ces deux analyses sont à distinguer d’autres productions contemporaines visibles dans l’exposition, issues d’ateliers, et présentées dans un cadre documentaire. Citons les ateliers à vocation « relationnelle » et sans « aucune intention artistique ou culturelle » de Boris Lehman & le Club Antonin Artaud ; le groupe Astéréotypie filmé par Laetitia Møller ; le film de Jules Lagrange produit avec des élèves de classe ULIS ; le magazine Accroc et ses photographies par Agathe Boulanger et les jeunes du CIAPA à Paris. 
  1. Jean Khalfa, « Décoloniser la folie », dans La Déconniatrie. Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles, op. cit

Head image : L’expérimentation d’un plan de cellule, vue d’exposition à De Pont museum, 2013 © ADAGP, Paris, 2023 

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