La vague techno-vernaculaire (pt.2)
Revaloriser les savoirs et les pratiques vernaculaires à l’ère technologique et numérique (partie 2)
La première partie de La vague techno-vernaculaire présentait l’émergence d’un ensemble de pratiques artistiques s’appropriant les développements technologiques pour valoriser des savoirs et des spiritualités invisibilisés par l’histoire coloniale et économique occidentale. Cette deuxième partie poursuit cette réflexion et dessine le potentiel d’agentivité porté par les artistes techno-vernaculaires.
De l’immanence indigène vers la spiritualité comme technologie (suite)
« Tu m’as dit que cela venait d’une vie antérieure quand j’étais un arbre vivant dans la forêt / c’était une époque de changement climatique rapide / et les arbres devaient travailler ensemble pour créer leur propre microclimat / parce que sans biodiversité / le sol manquerait de nutriments / et la forêt mourrait / ( le jardin des dieux ) c’est une ferme de monoculture / avec des arbres asservis dans le système agricole / avec leurs racines isolées du réseau forestier / ils ne peuvent pas parler au reste de la forêt / possédés seulement par les ordres d’en haut. »
Dans cet extrait de Songs for Dying (2021), Korakrit Arunanondchai (1986, Bangkok) invite à méditer sur le cycle de création et de décréation commun à toute chose. Songs for Dying est une installation vidéo qui entremêle la fin de vie du grand-père de l’artiste, des vidéos des manifestations pro-démocratie à Bangkok en 2020 et des images tournées sur l’île coréenne de Jeju, lieu où un massacre de la population fut perpétré en 1948 par la junte militaire de Corée. Dans cette œuvre, le processus de séparation du corps et de l’esprit s’accompagne de chants et de rituels bouddhistes, orientés sur les cycles de vie et d’émergence dans l’au-delà. À Bangkok, les corps des individus dans la foule attestent de la scission idéologique entre eux et l’État monarchique thaïlandais, dans l’espoir d’un nouveau régime. Sur l’île de Jeju, les rituels vernaculaires de deuil honorent collectivement les fantômes des ancêtres assassinés. Les rites convoqués par l’artiste font le lien entre les vivants et les morts ; ils sont à la fois un processus de guérison collective et une forme de résistance contre l’effacement de l’histoire. Au cœur de ce triple récit, une tortue marine est utilisée comme mythème, un mythe hors du temps ressurgissant dans la culture populaire contemporaine, ici, une figure cosmique découlant du dragon. Dans les installations vidéo d’Arunanondchai, le flot d’images et de sons, ressenti dans un environnement immersif, depuis le moelleux de poufs en jean décoloré, crée un espace émotionnel propice à nous plonger dans un état méditatif.
Chez LuYang (1984, Shanghai), face à l’exploitation des ressources et à la démultiplication de ces cataclysmes, la pop culture, les religions de l’Est — et leurs philosophies — fusionnent avec les nouvelles technologies pour exister en continuelle mutation dans le cyberespace, nouvelle extension de notre cosmos. LuYang nourrit depuis un très jeune âge un intérêt marqué pour le bouddhisme, religion de sa grand-mère. Iel se passionne pour les sous-cultures otaku japonaises (jeux vidéo, animés), la science-fiction, la techno-culture et le post-humanisme. Son œuvre DOKU (2020- )naît d’un avatar, une réincarnation numérique 3D de son propre corps, qui prend forme dans des performances, installations et jeux vidéo, mandalas et caissons lumineux. Elle évolue au gré de collaborations avec des musicien·n·e·sx et danseu·r·se·sx pour devenir un réceptacle de nouvelles apparences : DOKU existe en six versions (Human, Heaven, Asura, Animal, Hungry Ghost et Hell). Pour leur donner naissance, LuYang a collaboré avec quatre danseur·euse·s de Bali et un danseur pop japonais. Captés via une technologie de pointe, leurs mouvements, expressions faciales et oculaires sont transmis à chacun des six avatars DOKU. Avec sa danse, sa bande-son, son costume et son univers, chaque DOKU incarne un des six royaumes de renaissance du saṃsāra, la roue karmique qui symbolise le cycle éternel de vie, de mort et de réincarnation, que l’on trouve dans l’hindouisme et le bouddhisme. Ces avatars permettent à LuYang de dissoudre les limites du corps physique et de l’identité, pour atteindre un état non binaire, asexuel, en perpétuelle évolution. Dans ses installations mi-temple, mi-jeu d’arcade, les nouvelles technologies transforment l’humain en une entité augmentée, collective, ubiquitaire — quasi divine.
Guérir la matri·x·ce
Dans son approche la plus radicale, le techno-vernaculaire porte la potentialité d’un mouvement général vers des formes d’activisme et le développement de notre agentivité face aux modèles dominants. Un pan commun à de nombreu·x·ses artistes techno-vernaculaires se trouve dans l’idée de guérison, domaine que se sont arrogées les sciences occidentales. Pourtant, la science médicale n’échappe pas à son lot de mécanismes défaillants. On s’est ainsi rendu compte, en 2019, que le système d’intelligence artificielle (IA) utilisé par des hôpitaux aux États-Unis ne prenait en compte les demandes de soins des patient·e·sx noir·sx que s’iels étaient bien plus malades que les patient·e·sx blanc·he·sx. Cette discrimination se retrouve dans beaucoup d’IA et se réalise principalement par le fait que les données dont sont nourris les algorithmes sont elles-mêmes déjà biaisées et racialisées. Ce biais s’étend plus largement au sein des outils digitaux. Les premières œuvres de Tabita Rezaire (1989, Paris), telle sa vidéo Afro Cyber Resistance (2014), pointent du doigt le World Wide Web comme un West Wide Web, une forme de colonialité technologique occidentale et patriarcale qui invisibilise les pays dits du Sud et les minorités, créant des cyberesclaves. Exorciser et guérir la technologie qui nous accompagne devient un enjeu majeur, nécessitant la revalorisation de savoirs invisibilisés.
Patricia Domínguez (1984, Santiago de Chile)explore les pratiques de guérison qui émergent des points de convergences sociohistoriques entre mondes pré et postcoloniaux, en particulier entre syncrétismes et pratiques mestizas d’Amérique du Sud. Dans son installation Matrix Vegetal (2021-2022),cinq vitrines-autels, qui honorent quatre plantes sacrées, présentent des documents d’archives, artefacts et semences de la Wellcome Collection et des jardins botaniques de Kew, hérités du passé colonial et contextualisés par l’artiste. Domínguez met en évidence la façon dont les sciences naturelles occidentales, malgré leurs apports, ont homogénéisé notre rapport aux plantes et sont souvent basées sur de la biopiraterie : du pillage de ressources naturelles et de connaissances autochtones — notamment par le brevetage d’organismes vivants. L’un des totems rend hommage à Manuel Mamani, médecin et cascarillero aymara du xixe siècle qui fut tué après avoir partagé avec les Occidentaux des graines de cinchona. Les hologrammes qui surplombent l’installation alternent des animations de plantes indigènes de vision et les médicaments allopathiques qui en découlent, des statues précolombiennes — écho à l’origine de ces connaissances phytothérapeutiques — et l’œil vert irrité de l’artiste en pleurs.Un autre autel honore l’ayahuasca, une préparation de liane précolombienne aux effets psychédéliques traditionnellement utilisée dans le cadre chamanique, ici célébrée comme un moyen de se déconnecter de la matrice digitale et de se reconnecter à la matrice végétale. Les aquarelles réalisées par l’artiste, comme le totem central, honorent la vision, à la fois chamanique, décoloniale et activiste. Cette vision se matérialise également au sein de la plate-forme collaborative Studio Vegetalista, créée sous son impulsion en 2015, qui défend une redéfinition des rapports entre l’humain et le végétal au travers de cours expérimentaux, de connexions spirituelles, d’illustrations d’ethnobotanique et des publications conçues collaborativement.
Les pratiques collectives font également corps avec celle de Guadalupe Maravilla (1976, San Salvador). Artiste et guérisseur salvadorien et américain, il combine une ascendance précoloniale d’Amérique centrale et une mythologie personnelle influencée par sa migration vers les États-Unis. Ses installations activables, de la série Disease Throwers (2019- ),sont des machines à guérir les traumas collectifs de l’immigration et du colonialisme. Sa Disease Throwers (#13, #14) Installation (2021)située dans un jardin de plantes médicinales conçu par l’artiste, prend la forme de deux totems d’influence maya, rappelant des récifs coralliens, composés d’acier, de fruits et de légumes moulés en aluminium recyclés, de plats décoratifs et d’autres pièces collectées en Amérique centrale, du jouet à l’objet sacré. Deux gongs, ajustés aux fréquences de différents systèmes planétaires, sont activés avec des conches, des diapasons et des triangles. Lors des activations des Disease Throwers, il officie avec d’autres en tant que sound healer, offrant une immersion vibratoire et curative pour le public, en particulier pour les communautés en état de douleurs physiques ou émotionnelles, comme des personnes en traitement du cancer, migrantes hispaniques sans-papiers et leurs proches. Atteint d’un cancer en 2012, Guadalupe Maravilla est exposé pour la première fois à un bain de sons pour faire face à la déshydratation causée par son traitement aux radiations. Liant cette maladie — causée selon lui par le trauma d’une migration, à l’âge de 8 ans, non accompagnée, vers les États-Unis, pour fuir la guerre civile — à l’influence des curanderos et des traditions de guérison par le son, comme les chants de gorge tibétains, il inscrit sa pratique dans une démarche militante : « J’ai déjà une vision de ce que je veux pour l’avenir. Il s’agit de créer mes propres temples, qui seront des espaces communautaires, remplis de sculptures et de peintures murales. Je veux qu’ils soient des entrepôts pour collecter et distribuer de la nourriture en cas de nouvelle crise. Je veux qu’ils soient des espaces pour les communautés marginalisées qui peuvent s’y rendre et guérir, mais je veux aussi que ces espaces soient libres du gouvernement, de l’église et des institutions. »
Communautés, hybridités, agentivités
Nous — CRO — invoquons ici des sensibilités et connaissances d’êtres qui nous ont précédés, pour nous reconnecter à nos communautés et à notre environnement. Si les révolutions industrielles nous en ont éloignés, les échanges avec nos aîné·e·sx, la fascination pour le vivant et l’usage des nouvelles technologies facilitent aujourd’hui la naissance de fécondités alternatives. Nos redécouvertes des secrets de la fermentation du vinaigre, de la vinification naturelle, des temporalités des cueillettes médicinales, sont autant de manières de renouer avec nos spécificités vernaculaires et de s’ouvrir à des technologies vivantes. Nos familles nous les ont transmis de manière fragmentaire. La société occidentale moderne les a convaincus que cela était obsolète et que l’exode rural était un aller simple vers le progrès. Face à l’urgence écologique, la surconsommation, l’individualisme, les dominations et l’homogénéisation culturelle, la vague techno-vernaculaire porte la potentialité d’alliances transnationales, transgénérationnelles et interespèces. Dans ce processus collectif de mutation vers un état multicellulaire, les nouvelles technologies, et les technologies ancestrales, sont hybridées et actualisées pour devenir inclusives, pour nous reconnecter à notre environnement et nous guérir d’un capitalisme non viable. Créer des œuvres, c’est créer autant d’espaces d’empathies, de débats et d’apprentissages, à l’instar d’Amakaba, Studio Vegetalista ou Pickle Bar. Pour nous, le techno-vernaculaire, c’est invoquer un·ex ancêtre augmenté·ex, réactiver des formes de spiritualités, techniques, recettes et langages mis au point au fil des générations, en hybridant le local et le mondial, l’hier et le demain, pour agir aujourd’hui.
1 Toute mention du massacre étant illégale et censurée jusqu’en 2003.
2 Un abrégé de « Dokusho Dokushi », un sutra bouddhiste japonais qui signifie « nous sommes nés seuls, nous mourrons seuls ».
3 Les danseurs balinais sont : un danseur de kebyar duduk, Wayan Purwanto ; un danseur de legong, Ni Kadek Sudarmanti ; un danseur de rangda, Made Sukadana ; et un danseur guerrier, Dewa Putu Selamat Raharja.
4 kEnkEn.
5 Certains skins DOKU ont été dessinés par le tatoueur japonais Taku Oshima.
6 Crystal Grant, « Algorithms Are Making Decisions About Health Care, Which May Only Worsen Medical Racism », ACLU, octobre 2022.
7 Designé par CMB, studio d’architectes de Madrid.
8 Musée de la médecine dont les acquisitions, entre 1890 et 1936, ont suivi un modèle européen de hiérarchies culturelles.
9 Cueilleur spécialisé dans la collecte d’écorces et de graines. Des graines récoltées par Mamani sont présentées dans ce totem.
10 Arbres, dont les graines à forte teneur en quinine sont utilisées pour le traitement de la malaria, qui furent ensuite importés et cultivés en Inde et en Indonésie par les Britanniques et les Hollandais.
11 Animations réalisées par Alvaro Muñoz.
12 Provenant du museo de América, Madrid, avec lequel l’artiste a collaboré ; ces statues représentent des chamans, des hierbateras et des guérisseurs par les plantes.
13 Domínguez s’est formée à l’illustration au jardin botanique de New York (2010-2011).
14 Dans le cadre de l’exposition « Planeta Abuelx », New York, Socrates Sculpture Park, 15 mai – 6 septembre 2021.
15 Guérisseurs dotés de pouvoirs surnaturels.
16 Guadalupe Maravilla (propos recueillis par Aruna D’Souza), « Guadalupe Maravilla is Making Space for Healing », in Frieze, 4 mai 2022.
______________________________________________________________________________
Head image : Patricia Domínguez, Matrix Vegetal, 2021, totems, aquarelles, planches d’archives botaniques, animation 3D sur projecteurs holographiques et offrandes végétales. Totems conçus en collaboration avec Bate.work. Vue de l’exposition « Rooted Beings », Wellcome Collection, Londres, Royaume-Uni, 24 mars – 29 août 2022. Courtesy de la Wellcome Collection. Photo : Steven Pocock
- Publié dans le numéro : 104
- Partage : ,
- Du même auteur : La vague techno-vernaculaire (pt.1),
articles liés
Le marathon du commissaire : Frac Sud, Mucem, Mac Marseille
par Patrice Joly
Pratiquer l’exposition (un essai scénographié)
par Agnès Violeau
La vague techno-vernaculaire (pt.1)
par Félicien Grand d'Esnon et Alexis Loisel Montambaux