Clélia Berthier
Clélia Berthier
Beurre dur, Cœur tendre
Le Carré, Centre d’art contemporain d’intérêt national, Château-Gontier, France
20.09.2025 – 16.11.2025
Quel rapport peut-il bien y avoir entre le beurre, cette matière grasse comestible, et l’art ? La réponse à cette question pourrait bien se trouver dans le titre de l’exposition Beurre dur, Cœur tendre de la jeune artiste Clélia Berthier. Ce titre, qui se lit comme une contrepèterie amusante, évoque à n’en pas douter la relation intime que tout matériau entretient avec le sensible. Mais une autre interprétation se révèle possible en se penchant sur la définition de cœur tendre »1 qui, pour tout·e cruciverbiste chevronné·e, se résout en trois lettres : « mie ». Ainsi se forme, avec cette association du pain-et du beurre, un couple anartistique à la nature instable qui annonce un projet mettant en scène un partage gustatif et nourricier avec le public.

Pour son exposition, l’artiste a imaginé un dispositif architectural participatif. L’îlot central, qui occupe le centre de la salle d’exposition, s’apparente à un laboratoire culinaire. Tel un décor de pizzéria, il est constitué d’une façade en briques creuses aux boursoufflures, créées par la cuisson dans le four familial, de la pâte à pain incorporée par l’artiste dans les trous des briques. L’agencement de ces modules en fonction de la couleur de la croûte de pain, allant de la plus doré à la plus brûlée, constitue un pan coloré au dégradé élégant. En contraste, de l’autre côté de ce mur factice, nous découvrons un plan de travail en inox avec deux plaques de cuisson à induction qui seront utilisées, entre autres, par des groupes scolaires invités à fabriquer du pain et le cuire. Sont également disposés des ustensiles de cuisine créés par l’artiste : couteaux gravés en forme de doigts, pichets, culs de poule, mais aussi des sculptures en pain fourrées de beurre aromatisé. Exhibées en majesté, plantées verticalement à l’une des extrémités du plateau, deux formes sculpturales en bois brut filiformes taillées par l’artiste se terminent par une spatule évidée partiellement carbonisée. Clélia Berthier les détourne de leur fonction de pelles à défourner pour cuire la pâte à pain qu’elle y a insérée. Sortis du four, les pains qui ont pris des formes aléatoires pourront être extraits des pelles, puis beurrés et dégustés par les spectateur·rices.
Cette invitation à la consommation de l’œuvre qui renforce la communion avec le public nous rappelle la performance plus subversive et blasphématoire Messe pour un corps de Michel Journiac2, mais aussi l’Eat Art initié par Daniel Spoerri et, plus récemment, les Pad Thaï de Rirkrit Tiravanija3. Cependant si la générosité et la communion participe bien de l’œuvre de Clélia Berthier, il serait réducteur de résumer son exposition à cet aspect. Certains matériaux viennent perturber la joie que nous ressentons liées à l’odeur du pain qui se diffuse dans l’espace. L’intégration dans les cimaises et les rails métalliques d’une matière rose, qui évoque celle de la barbe à papa mais s’avère être de la laine de roche, provoque une sensation de répulsion voire de dégoût. Difficile de ne pas penser qu’un jeu pervers visuel et tactile imprègne alors l’installation de l’artiste tout en la colorant d’un humour décalé.

Par ailleurs, l’artiste brouille malicieusement la notion d’exposition personnelle. En intégrant dans son laboratoire, comme l’avait fait Kurt Schwitters dans son Merzbau, des œuvres d’autres artistes4 en hommage à leur amitié : une robe de Meg Boury et ses bottes vertes à talons hauts mis en scène sur un socle de briques « panetières » ; un tableautin de nature morte de Michaela Sanson Braun ; ou encore une sculpture molle surréaliste réalisée par Fanny Gicquel. C’est certainement l’œuvre de Michel Blazy, constituée de macaronis plantés dans des betteraves se désagrégeant lentement par pourrissement, qui entre le plus en résonance avec les préoccupations de Clélia Berthier. En s’intéressant à l’aléatoire, à la qualité sculpturale des matériaux soumis au hasard de leur transmutation, aux matières organiques qui peuvent s’ingérer ou disparaître par l’action du feu ou de l’oxydation, l’artiste remet, en effet, manifestement en cause la pérennité de ses créations. Comme un geste de défiance à l’égard d’une certaine esthétique bourgeoise et du commerce des œuvres d’art.
L’appétit de travail de l’artiste ne s’arrête pas là, car vient se glisser dans cette exposition un autre pendant à son activité artistique. Au finissage, elle réactive son exposition Beurre dur, Cœur tendre par une performance surprenante en compagnie de son amie artiste Meg Bourry. La sculpture-vêtement représentant une poupée de maïs a quitté son socle pour être enfilée par Meg alors que Clélia a revêtu une combinaison de travail agricole unisexe rose confectionnée par sa coéquipière. Depuis la cour de l’ancien cloître du Carré, le couple entraîne à sa suite le public dans une procession pour assister à l’effeuillage érotisé de la robe puis à la cuisson de pop-corn rapidement englouti par les convives. Ce qui compte aussi, outre l’aspect burlesque de cette performance joyeuse, c’est la portée écologiste de l’œuvre de Clélia Berthier qui rejoint les préoccupations de l’économie des circuits courts. Les maïs proviennent d’un champ mis en culture par l’artiste elle-même. Ainsi se dessine le portrait d’une artiste aux multiples talents : architecte d’intérieur, boulangère, menuisière, artisane briquetière, serrurière-métallifère, agricultrice, actrice. Portrait d’une artiste, issue du milieu rural influençant sa création, qui remet en cause la division du travail et valorise artistiquement l’idée de collaboration, d’entraide et de partage. Clélia Berthier se révèle aussi une artiste solidaire en distribuant lors de sa performance un tract co-signé5 dénonçant, suite aux coupes dans le budget de la culture par la présidente de la Région des Pays de la Loire, le licenciement économique de Bertrand Godot, le directeur du Centre d’art contemporain. Lui qui a soutenu depuis plus de 35 ans tant d’artistes régionaux et a rendu possible cette dernière exposition Beurre dur, Cœur tendre si festive.
- La solution en trois lettres de la définition « Cœur tendre » présente dans le jeu des mots fléchés ; n’est autre que MIE puisque « tendre » se dit du pain nouvellement cuit.
- François Pluchart, Pop art & Cie : 1960-1970, Éditions Martin-Malburet, Paris, 1971, p 214.
- Rirkrit Tiravanija réalise en 1990 Sans titre (Pad Thaï) où tous les deux ou trois jours l’artiste élabore un repas thaïlandais qu’il offre gracieusement aux visiteurs. Le choix de matériaux alimentaires par les artistes n’est pas nouveau, de Duchamp avec sa Sculpture-morte en massepain en passant par Beuys avec Unschlitt et ses vingt tonnes de graisse de suif ou César avec Tête de pain (Autoportrait).
- Michel Blazy, Meg Boury, Fanny Gicquel, Louise Johansson Waite, Léo Moisy, Anna Paul, Michaela Sanson Braun et Darta Sidere.
- Victor Tetaz, Clélia Berthier, Meg Boury

Head image : Vue de l’exposition Beurre dur, Coeur tendre, Clélia Berthier, Le Carré, Château-Gontier, 20 septembre – 16 novembre 2025 . Photo : Marc Domage.
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- Du même auteur : Olive Martin et Patrick Bernier, Michaela Sanson-Braun au Carré, Château-Gontier, Le bruit de la chair. Partition pour gina pane au Frac Pays de la Loire, I’ve got a feeling. Les 5 sens dans l’art contemporain., Matrimoine au Château d’Oiron et au Centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc,
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