r e v i e w s

Hippolyte Hentgen

par Camille Velluet

Hippolyte Hentgen
Chambre à deux lits
La Villa du Parc, Annemasse
28 juin – 21 décembre 2025
Commissaire : Garance Chabert

Parmi les dessins en noir et blanc exposés à l’étage de la Villa du Parc et issus d’une série réalisée en 2013 par Hippolyte Hentgen, on découvre une reproduction de Jean Arp en train de sculpter une forme courbe et abstraite. Si dans l’œuvre de ce duo d’artistes tout est indiciel, il est ici question de saisir l’importance d’un motif qui revient de manière obsédante, se transforme et donne corps à autre chose. Dans le dessin Night Sound, la ligne de la sculpture se change peu à peu en un personnage de comics, le Shmoo, largement utilisé dans la publicité américaine. Connu pour être malléable et flexible – tant par sa forme que par son caractère –, il est emblématique d’un imaginaire développé à l’ère du capitalisme. De la « grande » à la low culture, les références se croisent et se mêlent. Gaëlle Hippolyte et Lina Hentgen envisagent le dessin comme une pratique fluide, un procédé employé pour extraire divers motifs et fragments de leur contexte, et ainsi les réactiver dans des compositions qui se répondent.  

L’exposition « Chambre à deux lits » peut s’appréhender comme une œuvre-décor qui se déploie à l’échelle de l’architecture de la Villa et dont les motifs du mural extérieur (Friselis) trouvent des échos dans les différentes pièces de cet ancien espace domestique. Les couleurs acidulées de la façade recouverte par le duo à cette occasion confèrent au bâtiment une dimension atemporelle rappelant celles d’un palazzo amalfitain ou l’architecture moderniste mexicaine avec ses frises géométriques. Diverses fresques ponctuent également l’exposition, agissant comme des sas : dessins accueillant d’autres dessins, fresques vaporeuses réalisées à l’aérographe sur lesquelles se découpe un agencement de collages. Entre scénographie et ornement, le doute plane, et c’est avec cette ambivalence que joue le duo, cela jusque dans son nom d’artiste qui semble se confondre avec celui d’un homme. Parmi ses travaux, on retrouve diverses allusions à des codes associés au féminin qui répondent aux palettes et techniques utilisées, souvent associées à des pratiques d’intérieur. Pour autant, ici tout est surjoué et les différents emprunts aux publicités trouvées dans des magazines désuets, qui viennent de prime abord alimenter des stéréotypes, sont ici mixés sans hiérarchie avec d’autres registres visuels et dès lors privés, avec une certaine dérision, de leur sens initial.  

Hippolyte Hentgen, Veluto (peinture murale) et Patterns (pastels).
Vue de l’exposition « Chambre à deux lits » à la Villa du Parc – centre d’art contemporain.
Photo : Aurélien Mole, 2025.

Cette ambiguïté s’exerce au sein du duo qui dessine à quatre mains et met à distance la notion même d’auteur·ice. L’exposition s’ouvre sur un double cyanotype qui représente l’artiste, on ne sait laquelle, puisque leurs deux corps ont fusionné dans le processus même de production de l’œuvre qui implique d’ancrer la silhouette de l’autre à l’aérographe sur la toile. Seuls les contours subsistent au milieu de végétaux évoquant tout autant l’histoire liée à cette technique que ses héritages artistiques. On y perçoit diverses références telles que les premiers cyanotypes de plantes de Gerda Taro, les expérimentations menées par Sabine Weiss et Robert Rauschenberg ou même le corps d’Ana Mendieta reposant dans les feuillages lors de nombreuses performances. Ces échos constants à une histoire de l’art à laquelle se superposent des citations puisées dans l’iconographie populaire, telles que la bande dessinée ou le dessin animé, sont propres à la pratique d’Hippolyte Hentgen qui s’affranchit des hiérarchies, s’agissant des techniques ou des références employées. Proche d’une forme de réécriture, le travail des artistes relève également du montage, comme en témoigne la série des Heurtoirs (2023). Réalisés à partir de chutes conservées à l’atelier suite à la composition de collages, ces assemblages figurent la porosité existant entre les médiums qu’elles utilisent et les différents pans de leur pratique.  

À l’étage, une nouvelle série de pastels prend place sur des murs arborant des motifs géométriques. Ils présentent des fragments extraits de toiles datant du quattrocento, dont il est difficile de déceler la provenance en raison de ce nouveau cadrage presque cinématographique qui vient questionner la manière dont l’époque modèle notre regard et notre manière d’appréhender l’image. Ici, les perspectives caractéristiques de la Première Renaissance évoquent un intérieur domestique des années 1960 et les motifs du manteau, les drapés de Sonia Delaunay. C’est donc une enquête perceptive qui nous est donnée à voir dans un décor aux allures de studiolo. Médium omniprésent dans la pratique d’Hippolyte Hentgen qui se définit comme telle, le dessin se conçoit comme un mode d’investigation permettant de lier ces divers éléments qui constituent notre héritage ainsi que notre culture visuelle, dans laquelle « chaque mot, chaque image, est loué et hypothéqué1», selon les propos de la peintre conceptuelle Sherrie Levine. 

Répondant aux autoportraits en négatif de la première salle, une autre toile met en scène deux working girls vêtues de tailleurs dont le visage, dépeint selon un autre registre visuel, présente des traits enfantins et caricaturaux. Laissant deviner le repentir d’autres visages sous les couches de peinture, l’entité fictive derrière ce duo d’artistes se dérobe une fois de plus à nous par l’usage du lexique cartoonesque qui lui est propre. Brouillant comme à leur habitude les pistes, cette monographie qui n’en est pas une vient pour autant mettre en lumière la dimension polysémique qui se dégage de l’œuvre d’Hippolyte Hentgen, fourmillant de ramifications, de motifs fétichisés et révélant une acception étendue du dessin qui envahit les murs et les sols et prend ici une envergure hors norme. 

« Every word, every image, is leased and morgaged », Sherrie Levine, « First Statement », 1981.  

Vue de l’exposition « Chambre à deux lits » à la Villa du Parc – centre d’art contemporain.
Photo : Aurélien Mole, 2025.

Head image : Vue de l’exposition « Chambre à deux lits » à la Villa du Parc – centre d’art contemporain.
Photo : Aurélien Mole, 2025.


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