Dance This Mess Around
Le Grand Mess. Exposition de Théo Mercier au lieu unique Nantes. 2 mars – 28 avril 2013
Le traitement que réservent les médias à Théo Mercier le nimbe souvent d’une aura d’étoile filante : reviennent les mots de « jeune prodige » et d’« enfant terrible », puis s’égrènent les étapes marquantes d’un parcours fulgurant, de l’atelier de Matthew Barney alors qu’il n’a que 24 ans à sa première exposition à New York l’année suivante, de son passage remarqué au salon de Montrouge à son entrée corollaire à la Galerie Gabrielle Maubrie. Ce qui frappe aujourd’hui après quelques trente expositions au compteur, c’est que le jeune poulain punk n’ait pas fini à terre, vampirisé par un milieu de l’art qui aime se repaître des jeunes chairs prometteuses, quitte parfois à les laisser exsangues, dans l’énergie tarie d’une beauté trentenaire épuisée.
À 29 ans, Théo Mercier n’a pas l’air abattu, loin s’en faut, même si l’idée de suspendre le rythme effréné des expositions pour mûrir son travail lors d’une année de résidence à la Villa Médicis n’est pas pour lui déplaire. Pour l’heure, dans la Cour du lieu unique, il est parvenu à redéployer son laboratoire d’objets freak & folk avec une belle justesse, qui tient à la pertinence du dispositif. Deux postulats de départ ont conduit l’artiste à imaginer le display du Grand Mess : la Cour du lieu unique, vaste espace industriel assez sale, se prête mal aux expositions d’objets, or Théo Mercier avait envie de travailler précisément cet axe. Au lieu de faire des sculptures sur mesure pour l’espace — car c’est désormais ce qu’on attend de lui, devenu l’artiste des grosses pièces totémiques et des monstres baroques, à l’impact photogénique impeccable — il a préféré se recentrer sur l’objet, à l’origine de sa pratique, et construire un espace dans l’espace, sur mesure. Deuxième moteur de l’exposition : le désir d’aborder toutes les facettes de son processus de travail, dans une visée rétrospective (sont présentées beaucoup de pièces existantes) mais en mode random, où l’artiste s’autorise sans cesse de nouvelles articulations entre les objets, de nouveaux accouplements et greffons entre constituants de ses installations antérieures.
Ce qui structure l’exposition s’apparente alors à l’histoire d’une instrospection buissonnière, où Théo Mercier autopsie sa jeune carrière, et s’autorise à tout mettre en morceaux, pour tout remonter différemment, et peut-être mieux comprendre la cohérence d’articulation de son œuvre. Car l’artiste est un adepte du grand mix et des stratégies d’assemblage, adepte aussi de ce qu’il en ressort (poésie/provocation, lyrisme/cynisme, tactique/ludisme, système/bric-à-brac). Tout chez lui prend sa source dans la collecte d’objets, puis viennent la comparaison, l’association, la superposition ou l’empilement, le collage, et s’ensuit parfois la greffe, lorsque deux éléments se fondent pour produire une sorte de mutant, comme les cruches-à-nez ou les santiags-bananes, vérifiant au passage la sentence de Bertrand Lavier (« L’entité obtenue grâce à la greffe vaut toujours plus que la somme de ses parties »). L’étape la plus « fabriquée » du travail — présente minoritairement dans l’exposition — déplace cette notion d’assemblage, tel l’œuf sur le plat géant étalé au sol, beauté mimétique à la brillance siliconée bluffante, qui joue cette fois-ci du contexte dans un geste pop rappelant Claes Oldenburg version burlesque. Cette qualité-là d’objets, « sur-faite », ne donne cependant pas sa couleur à l’exposition : l’artiste a vraiment privilégié les ensembles plus fragiles – et l’on passe d’une collection de pierres d’aquarium à une série d’étagères pour objets miniatures remplies de pommes de terre germées, d’une petite famille d’objets zizis à une vitrine présentant 300 briquets femmes-à-poil, un « collier » de vendeur de porte-clefs Tour Eiffel à un montage simplissime de masque de carnaval très cheap sur collier Maori. Retour à l’essentiel, donc, et l’essentiel c’est l’objet composite « tératologique », étrange parce qu’à la fois très ancré (sociologiquement ou géographiquement) et totalement déterritorialisé, entre le sex shop et l’atelier d’André Breton, entre le Quai Branly et le NOZ l’as des lots, avec ce côté Art & Traditions populaires combiné au Made-in-China planétaire qui rend certains objets touchants de maladresse. SO BAD IT’S GOOD : telles ces petites planches de décalco-tatouages représentant des plaies ouvertes sanguinolentes, lésions si mal imitées qu’elles en deviennent fascinantes.
Ailleurs, l’effet cadavre exquis surgit au détour d’un yucca famélique dont le pot dégueule de mégots et d’une bouteille de Tsingtao vide, cadavre elle aussi sur nature morte-vivante à la fois rigolarde et terrassante de tristesse glauque. En face, L’Horreur dans le musée, petit récit signé Lovecraft, trône en version poche, accroché au mur : sur la couverture, une créature hideuse, affublée par l’artiste de deux yeux en plastique, semble nous contempler. Le critique Jean-Max Colard a souligné combien ce texte, qui décrit l’antre macabre d’un docteur fou, crypte merveilleuse et immonde chargée de maléfices, pourrait parfaitement servir de modèle possible au musée imaginaire de Théo Mercier.
Mais revenons à la question du dispositif : pour mettre en scène tous ces assemblages, Théo Mercier a imaginé un large couloir qui canalise linéairement l’espace et lui permet de jouer sur plusieurs registres, du cabinet de curiosités au supermarché ambiance néon blanc, de l’espace muséal au show room sophistiqué. Effet défilement séduisant : le visiteur parcourt l’exposition comme un travelling traverse la ville, collage au charme accidentel et beautés non-hiérarchisées. Cet « endroit » de l’exposition – cimaises, socles et vitrines à la blancheur virginale – comporte son « envers », et au bout de ce long corridor s’ouvre latéralement un espace de coulisses, où l’artiste met en scène l’atelier, comme en arrêt sur image. Caisses de transport, papier bulle, socles avec pièces installées ou en cours d’installation, épreuves avec défaut de fabrication, ou simplement laissées de côté par Théo Mercier, prolongement au sol de la collection de pierres d’aquarium, reliquats de masques, composition florale en perdition et vieille palette de transport sur fond de versos de cimaises – exit le blanc au profit du bois brut, des irrégularités de surface et d’une forêt d’étais.
De l’autre côté du miroir, donc, un milieu quasiment vivant travaille l’exposition : celui de l’expérimentation, celui du faire, de la production, mais aussi de la décantation, un espace mental qui s’apparente à une « gare de triage », selon les mots de Daniel Buren. Par ce geste de déplacement d’un lieu ordinairement privé dans l’exposition, Théo Mercier rejoint la famille des artistes qui ont fait de la figure de l’atelier une œuvre : proche de nous Christian Boltanski avec L’Œuvre ultime (son atelier, filmé 24h/24, est visible en permanence dans une caverne de Tasmanie), Gilles Barbier (la série photographique Planqué dans l’atelier, 1996), Urs Fisher (Madame Fisher, 1999-2000, ou la reconstitution intégrale de l’atelier londonien de l’artiste, qu’il dût quitter pour fin de bail) ou encore Mark Geffriaud, qui exporte dans l’exposition les murs de son atelier et tous les documents de travail qu’il y a punaisés sous forme de tapisserie (Zoo galerie, 2010) ; plus loin, Brancusi : à la fin de sa vie, la proximité de l’atelier lui était devenu si essentielle que l’artiste ne souhaita plus exposer en dehors de cet espace, dans lequel il passait son temps à chercher de nouveaux rythmes entre les œuvres, modifiées presque quotidiennement. Au lieu unique, cette présence d’un espace du possible, du mouvement, du non-définitif achève de signer le propos de Théo Mercier : célébrer cinq années de production tous azimuts certes, mais frapper plutôt là où on ne l’attend pas, et surtout, ne rien figer.
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- Du même auteur : Pierre Besson à la Chapelle du Genêteil, Welcome to our Future , Entretien avec ORLAN, Review Lilian Bourgeat,
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