Bertille Bak / Damien Cadio au Crac Alsace

par Marianne Derrien

Passage à faune

« On endort bien les poules en leur passant la tête sous l’aile », cet aphorisme païen et caustique donne le ton à l’exposition Passage à faune de Damien Cadio et Bertille Bak au Crac Alsace. Invités à faire dialoguer leurs différentes pratiques, Bertille Bak propose des vidéos et des installations qui interrogent avec humanisme et poésie les espaces terreux et mémoriaux du Nord de la France aux côtés des nouvelles peintures, de Damien Cadio et d’une de ses installations sonores insidieuse et discrète La Partition. Passage du réel à la fable et de la fable au réel, ces œuvres, subtiles intrusions fictionnelles, sont prises au piège, tout comme un animal, tenu en haleine, capturé puis relâché ensuite.

Image phare et redoublée de l’un par l’autre celle de l’endormeur de poule, Damien Cadio peint, Przepasc, une des scènes empruntée à la vidéo « t’as de beaux vieux tu sais… » de Bertille Bak. Il augure ainsi à la peinture de nouvelles forces iconiques là où Bertille Bak conjugue dans ses vidéos le documentaire social à la poésie juvénile.

Coeur de Rocker, 
2008. 
Huile sur toile
30 x 40 cm 
Courtesy Galerie Almine Rech, Paris

Travaillant la peinture à l’huile, Damien Cadio lui confère une magie, c’est-à-dire médiumnique ayant le pouvoir de faire traverser les mondes. De format réduit pour la majorité des toiles, les peintures de Damien Cadio proviennent de la récupération d’images de la télévision, du cinéma commercial et expérimental. Dans ce « trafic » visuel, il tend à révéler la part cachée et obscure de l’image, celle qui advient par la friction entre le réel et la matière picturale. Principe de déjà-vu, de retour à la surface, ces images resserrées dans leur focale se donnent, en quelque sorte, comme des petits mondes en apesanteur conférant à l’accrochage proposé au Crac Alsace une dimension totalement fantasmagorique. Chaque toile est un micro-récit rythmé et présentée en saccade, le trouble et la sensation y prédominent. Damien Cadio se joue de la confusion des temporalités, il peint des scènes crépusculaires à la facture classique. Ambiance glauque, elles sont peuplées d’êtres imaginaires ou de personnages affublés de masque. Luminescence ambigüe, Cœur de Rocker cristallise le baiser entre le personnage de Dracula et sa bien-aimée dans le film très étoffé de Francis Ford Coppola. Certaines toiles paraissent être la retranscription de lointains souvenirs et de fortes sensations enfantines. Réminiscence dans l’image réduite d’une part et dans de plus grandes toiles dont celle au titre détonnant celui d’une ville d’Allemagne « Lübeck ». D’un réalisme poignant, ce morceau de viande peint en gros plan devient une masse rougeâtre telle un morceau de chair à vif entre la nature morte et la charogne.

Suspicion de rébellion
, 2009. 
Installation (jumelles, bois, métal, lettre) 
Dimensions variables 
Courtesy de l’artiste

La dimension rituelle et surnaturelle chez Bertille Bak se trouve dans l’imbrication de la fiction avec le documentaire et perpétue une « petite mémoire » des villes du Nord, anciennement minières. Entre saynètes faites de jeux d’enfants dans les ruines de ces paysages miniers et les portraits de « vieux » qui racontent leurs souvenirs, Bertille Bak construit un univers burlesque et mélancolique. L’installation in situ Suspicion de rébellion renvoie quant à elle à toute une mascarade de faits divers liés à la région alsacienne. Le lieu d’exposition devient le mirador où chaque spectateur peut s’armer de jumelles (à disposition) pour asseoir ou non les cancans. C’est dans le faux semblant que les œuvres de Bertille Bak se devinent. Elle opère, avec subtilité, le passage à faune là où l’humain oscille avec l’animal. L’installation Petite scène de la révolte quotidienne devient le spectacle d’une vie en miniature, de vraies fourmis sont données à voir dans une passerelle tubulaire les obligeant à circuler de part et d’autre d’un mur. Bertille Bak questionne le vivre ensemble sous l’angle du monde des insectes et interroge les prémisses d’une résistance et d’une endurance en devenir. Vivaces, parfois mortifères et constamment dans la bascule d’un monde à un autre, d’un état humain à un état sauvage, les œuvres de Damien Cadio et de Bertille Bak se construisent intuitivement en des images très disparates telles des « espèces menacées ».


Citation extraite du fascicule de l’exposition et de la vidéo « t’as de beaux vieux, tu sais » de Bertille Bak

Entretien de Damien Cadio par Sophie Kaplan, catalogue à venir

Exposition au Crac Alsace – 11 octobre 2009 au 03 janvier 2010


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