r e v i e w s

Winipeg, super nodale

par Benedicte Ramade

On peut penser la polarité « centre versus périphérie » totalement dépassée depuis l’avènement de la notion de globalisation et la démocratisation des techniques de communication. Cependant, dans les faits, les effets d’une situation périphérique sont bien tangibles et parfaitement singuliers comme le démontre avec brio l’exposition My Winnipeg à la Maison Rouge cet été. Alors que les questions identitaires taraudent l’Europe et notamment la France avec son modèle de centralisation, exposer l’un des fleurons du fédéralisme à la canadienne recadre opportunément la discussion. Comme le montre clairement l’enchaînement de trois expositions rassemblées sous le titre affectueux de My Winnipeg, la capitale du Manitoba, ville secondaire éloignée de tout (un minimum de 750 kilomètres la sépare d’agglomérations de même importance) s’est forgé, grâce à cette extradition géographique, un imaginaire et une imagerie plus que singuliers. La périphérie permettrait donc toutes les audaces expérimentales, épargnée par la pression mercantile, son lissage intrinsèque et le souci de rester mainstream. Certes, le revers de cette liberté débridée est un manque quasi chronique de réception critique et de diffusion en dehors de la rassurante quoiqu’oppressante communauté à laquelle on appartient. La consanguinité est alors un risque bien réel si l’on n’y prend pas garde. On constate, dans My Winnipeg, que les artistes manitobains ont eu la présence d’esprit de travailler en collectif afin de se garder de ce type de dérive. Autre donnée favorisant la typicité de cette scène artistique : le facteur temps, entendons ici météorologique. Oui, les hivers et les nuits sont longues à Winnipeg comme le dit une chanson populaire.

Kent Monkman The Collapsing of Time and Space in an Ever-Expanding Universe, 2011. Courtesy l’artiste. Photo : Marc Domage.

 

 

D’ailleurs, l’intersection entre les rues Portage et Main se veut la plus froide et la plus venteuse du Canada (-50° faciles). On peut donc s’ennuyer sec là-bas, le tout englué dans un froid glacé propice aux longues veillées hallucinées, riches en contes nourris de légendes autochtones, de récits anciens et de palabres surréalistes. Tout cela a contribué à la fondation du collectif Royal Art Lodge en 1996, auquel a appartenu Marcel Dzama avant qu’il ne quitte le nid pour les hautes sphères new-yorkaises. Avec Michael Dumontier, Neil Farber, Drue Langlois, John Pylypchuk et Adrian Williams, ils se sont abandonnés au plaisir du cadavre exquis et de la digression narrative, composant des films à l’esthétique surannée, des dessins aquarellés faussement naïfs et des installations cryptiques troublantes rassemblés dans une des salles de la Maison Rouge. On y retrouve d’ailleurs, immanente, l’influence du réalisateur expérimental Guy Maddin, par ailleurs grand manitou winnipegois et érigé en figure tutélaire de l’exposition. On retiendra également les élucubrations de l’artiste d’origine Cree Kent Monkman – avec son double, Miss Chief Eagle Testickle, chef indien queer aux tenues délirantes, il détricote l’histoire blanche et coloniale du Canada à grands coups de boutoirs autochtones dans des mises en scènes dignes du musée Grévin, dynamitant les schémas habituels de l’art typique des Premières Nations – et le bouleversant ensemble de Sarah Anne Johnson. Dessins sur photographies, bronzes enfantins et maison de poupée en feu viennent composer un hommage troublant à sa grand-mère dont la dépression post-partum servit d’alibi au F.B.I. dans les années 1950 pour tester à son insu des traitements psychiatriques à base de LSD, acide, une « thérapie » de choc qui laissa cette femme diminuée et victime d’hallucinations peuplant aujourd’hui l’art de Sarah Anne Johnson.

Faisant foi d’un syncrétisme culturel débridé, la scène de Winnipeg s’est ainsi forgé une singularité formelle et conceptuelle remarquable sans tomber dans le piège de l’enfermement identitaire et d’une rancœur parfois toute provinciale. Le pays auquel appartient le Manitoba n’a pas vraiment de centre, tiraillé entre Vancouver et Montréal, les deux pôles créatifs d’envergure internationale, et Toronto, leur plate-forme commerciale. De cet éparpillement est né un art atypique affranchi des principes unificateurs de la globalisation générant des styles narratifs et des pratiques archi-minutieuses typiques de l’ennui (dessins automatiques, reconstitutions à la manière des dioramas ou encore modélisme). Se faire tout un monde en périphérie, telle est la démonstration stimulante qu’adresse Winnipeg à Paris qui se rêve toujours en centre de l’univers.

My Winnipeg, à la maison rouge, Paris, du 23 juin au 25 septembre 2011


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