r e v i e w s

Un art gigogne

par Alexandrine Dhainaut

Mai-Thu Perret, The Adding Machine au Magasin, Grenoble, du 9 octobre au 8 janvier

 

L’exposition « The Adding Machine » de Mai-Thu Perret, c’est l’histoire d’une œuvre qui cache une œuvre, qui cache une œuvre, etc. Un art gigogne en somme. Nourrie de multiples références littéraires et artistiques, notamment les avant-gardes des années vingt, la jeune artiste franco-suisse insuffle à ses œuvres une épaisseur telle qu’elles en deviennent vertigineuses et l’analyse de son travail s’avère d’autant plus difficile que Perret multiplie les formes, les formats, les matières et les médiums.

Commençons par le commencement : The Crystal Frontier, le projet littéraire débuté en 1999, à l’origine de la pratique artistique de Mai-Thu Perret. Par le biais de textes hétérogènes, l’artiste y raconte l’histoire d’une communauté de femmes qui s’installe dans un espace-temps imaginaire – New Ponderosa, Année Zéro – inspirée de Llano del Rio, une communauté socialiste fondée en 1914. La vie à New Ponderosa est régie par un modèle sociopolitique et temporel qui lui est propre. Mai-Thu Perret, dans un jeu presque schizophrénique, se fait donc la médiatrice de ces femmes en exposant « leurs » objets : une horloge-pictogrammes sans aiguilles, des extraits de journaux intimes, des céramiques, des toiles et des tentures colorées. Elle crée ainsi de toutes pièces une archéologie textuelle et plastique à partir de sa propre fiction et pose évidemment la question de l’auteur, mais aussi celle du temps, The Crystal Frontier étant un work in progress sans fin. La question du temps est fondamentale dans le travail de Perret, notamment par un jeu complexe de réactivations. Son œuvre emblématique, Space-Time Rythm Modulation – The Most difficult love, est « une sorte de croisement fécond entre les figures historiques et la fiction. Les deux font partie d’un même continuum. »1 Mai-Thu Perret y reprend à échelle monumentale une sculpture de Katarzyna Kobro, constructiviste polonaise, et en fait la surface de plusieurs vidéo-projections. On peut y voir un couple d’acteurs rejouer quelques épisodes de la vie de Kobro et de son mari, l’artiste Wladyslaw Strzeminski. Dans une autre vidéo, ces mêmes acteurs deviennent ceux d’une science-fiction2 dont le lieu de travail et le lieu de vie sont cette même sculpture de Kobro, filmée en d’autres circonstances. Cette mise en abîme de la fiction dans l’Histoire et l’histoire de l’art, est à l’image du travail de Perret : il tend à déborder l’espace et le temps.

Mai−Thu Perret Space-Time Rhythm Modulation – The Most Difficult Love, 2010. Plaques doubles en aluminium laqué, 3 projections vidéo. 400 x 640 cm. Couleur, muet. Vue de l’exposition The Adding Machine au Magasin. Photo : Annik Wetter. Collection Migros museum für gegenwartskunst, Zurich.

La réappropriation et la réplique d’œuvres ou de motifs préexistants sont aussi des moyens de réactivation du passé ; elle les revoit à la lumière d’autres considérations, esthétiques ou (in)utilitaires. Ainsi, une sculpture constructiviste devient abat-jour dans l’antichambre de l’exposition ; une table du designer xylophile Enzo Mari se voit destituer de sa fonction de support pour n’être plus qu’une sculpture fragile ; la robe squelette de Dali et Schiaparelli réapparaît dans la vidéo In Darkness Let Me Dwell ; les motifs géométriques de Varvara Stepanova deviennent le décor hallucinogène de la théière géante chromée, clou de cette exposition, elle-même version agrandie d’une œuvre antérieure de Perret.

« The Adding machine »3, porte finalement bien son nom : une somme de sujets, de matières et de références qui se font écho, créant un univers plastiquement riche, infini et particulièrement exigeant.

 

[1] Bien que ces propos, extraits d’un entretien de Mai-Thu Perret avec Jacob Proctor in Mai-Thu Perret (Ed. JP Ringier, 2011, p. 92), portent sur The Crystal Frontier, ils semblent parfaitement s’appliquer à cette œuvre.

2 Cette fiction est inspirée de l’ouvrage de science-fiction Nous autres d’Eugène Zamiatine datant de 1920 et décrivant une société totalitaire qui nie toute individualité et toute sensibilité. Tous les habitants, uniformisés, y font les mêmes activités à la même heure.

3 Autre référence de Perret renvoyant cette fois-ci à la technique littéraire du cut-up de William S. Burroughs et Brion Gysin.