Mathieu Mercier
LOOPS,Frac Normandie Caen, 21.06 – 01.12.19
La première monographie présentée au Frac Normandie Caen depuis son intégration dans le magnifique cloître de l’ancien couvent des Visitandines est consacrée à Mathieu Mercier dont le travail est peu exposé dans les institutions françaises[1]. Sous le signe de la boucle, l’exposition « Loops » prend des allures de rétrospective autant que de micro-musée dont les composantes muséographiques habituelles auraient été modernisées. Par des jeux de matière, d’échelle, de technique ou de technologie, Mathieu Mercier propose des va-et-vient temporels, des résonances assez immédiates et ludiques.
Les mathématiques et la géométrie introduisent cette notion de boucle. D’abord, par l’animation en 3D de la plus célèbre des figures de la 4e dimension, l’hypercube, projeté ici dans un mouvement perpétuel. Si cette première œuvre paraît assez littérale comme préambule « loopien », la pièce monumentale qui se dresse ensuite devant le visiteur opère la première boucle temporelle : Baie vitrée, un rectangle en verre et métal subdivisé et posé au sol, réactive le principe du nombre d’or. Par cette grande vitre de plus de deux mètres de haut aux lignes épurées qui sépare en même temps qu’elle ouvre une perspective sur le reste de l’exposition, Mathieu Mercier élève, non sans humour, la triviale portion de bâti en « divine proportion » version XXe siècle. L’œuvre évoque inévitablement Le Grand Verre de Duchamp auquel Mathieu Mercier – assurément, l’un des artistes les plus duchampiens –, consacre d’ailleurs une installation dans la bien-nommée salle « Faitout » du Frac (nous y reviendrons). Des sciences appliquées aux sciences naturelles, il n’y a qu’un pas que Mathieu Mercier franchit avec son remake de diorama de muséum (Diorama (couple d’axolotls) qui agit comme un phare dans l’obscurité dans laquelle l’exposition est intégralement plongée. Si ce type de dispositif suranné avait pour principe de reconstituer l’habitat naturel d’animaux empaillés, Mathieu Mercier le « revitalise » en y intégrant un couple d’axolotls. Mot possiblement payant au scrabble, il désigne surtout cet amphibien improbable, au corps quasi larvaire, blanc dans sa version domestique, aux pattes à cinq doigts et branchies sur la tête pareilles à des petites plumes rouges, qui est aujourd’hui très populaire, figurant parmi les nouveaux animaux de compagnie. L’axolotl semble boucler la boucle entre la préhistoire et le futur, entre le tétrapode du début de la chaîne animale et l’énigme / espoir scientifique qu’il représente aujourd’hui dans sa capacité à faire repousser un muscle, un nerf, un os… Le côté très spectaculaire de l’installation – un petit aquarium dans un grand vivarium rempli de terre – rend d’autant plus précieuse la vision de cette bizarrerie de la nature, même partielle (la bestiole a ses pudeurs). À la démesure du dispositif muséal de Diorama (couple d’axolotls) répond directement une autre pièce monumentale : l’image macroscopique d’une corde emmêlée beige sur fond noir. Véritable trompe-l’œil[2], l’œuvre suspendue s’avère être une tapisserie complexe made in Aubusson. À mesure que l’on s’en approche, le monochrome de la corde disparaît au profit de milliers de points de couleurs primaires semblables à des pixels. Si la technique séculaire de la tapisserie associe ici l’idée anachronique du numérique actuel, c’est la technologie 3D qui sert à dépoussiérer un genre artistique tout aussi séculaire : le nu féminin. Dans Le Nu, une jeune femme tournoie sans fin dans le plus simple appareil, juchée sur un plateau rotatif (qui donne d’ailleurs sa bande-son à toute l’exposition par l’émission d’une boucle perpétuelle s’intensifiant comme le ressac de la mer) et éclairée par des projecteurs. À un rythme régulier, la vidéo alterne plans d’ensemble du modèle aux mensurations a priori parfaites, et détails anatomiques. Ici, un téton, un talon, là, un grain de beauté, des poils pubiens, dont le changement d’échelle rend presque monstrueuse la découverte. Ou comment démystifier l’objet habituel du désir qui a tant alimenté l’histoire de l’art. Entre ces deux visions macroscopiques d’une corde et d’une femme : un objet incongru posé à même le sol portant l’énigmatique titre d’Alzheimer. Cette plaque de granit rose brut percée d’une grosse chaîne métallique fait turbiner l’imaginaire. Il souffle sur ce porte-clés ou pense-bête pour géant mythologique et néanmoins amnésique une sorte d’humour dadaïste qui fait le lien vers le projet fou et remarquable que Mathieu Mercier dédie à Marcel Duchamp dans une autre salle. Lauréat du prix éponyme en 2003, Mathieu Mercier a constitué une collection personnelle d’objets et imprimés dont l’inclassable Duchamp se serait inspiré ou auxquels il aurait fait référence dans ses notes. Exposé en cabinet de curiosités à tiroirs[3], ce travail de récolte monomaniaque a de quoi souffler par le nombre d’éléments présentés, allant des cartes postales cocasses de l’époque aux manuels, catalogues, objets médicinaux et usuels, en passant par les jouets et autres vues stéréoscopiques érotiques qui ont inspiré Etant donné. Tout un bric-à-brac assez fascinant qui a composé l’horizon visuel de Duchamp, rendant encore plus manifestes les notions de parodie et de ready-made qui ont fait basculer l’art du XXe siècle.
Exception faite des trois
pièces de la série des Sublimations[4]
posées comme des énigmes auxquelles le cerveau répond avec plus ou moins
d’intérêt, les œuvres de « Loops » stimulent par l’humour et les
effets de surprise et s’avèrent autant récréatives que réflexives sur les
formes intemporelles et réminiscentes qui ont nourri et
nourriront encore les artistes.
[1] Si sa dernière exposition personnelle au Portique au Havre date de 2018, il faut remonter à 2012 pour le retrouver en solo show au Crédac.
[2] On retrouve également cet effet trompe-l’œil dans une autre œuvre de l’exposition, intitulée 100 cars on Karl-Marx-Allee. Photographie issue d’une série éponyme, elle n’est pas le fruit d’un phénomène astral mais simplement le reflet d’un flash dans le capot d’une voiture stationnée sur la grande avenue de Berlin qui porte le nom de l’auteur du Capital. De manière totalement ironique, elle associe donc Marx et le symbole même du capitalisme. À vous faire retourner un révolutionnaire dans sa tombe.
[3] Conçu par Mathieu Mercier, le meuble à tiroirs a été présenté en 2018 au Musée des arts et métiers de la Ville de Paris dans le cadre de l’exposition « Monsieur Duchamp nous a dit que l’on pouvait jouer ici ».
[4] Présentées au Crédac en 2012, les Sublimations associent objets manufacturés ou naturels (une bouteille en verre, un vélo, un morceau de roche) et cercles chromatiques directement imprimés dans des supports en Corian, matériau composite blanc et lisse.
Image en une : Mathieu Mercier, vue de l’exposition « LOOPS », Frac Normandie Caen. Photo : Marc Domage.
- Publié dans le numéro : 91
- Partage : ,
- Du même auteur : Renaud Auguste-Dormeuil, Marie Voignier & Vassilis Salpistis, Fayçal Baghriche, Ida Tursic & Wilfried Mille, Isabelle Le Minh,
articles liés
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco
Arte Povera à la Bourse de Commerce
par Léo Guy-Denarcy