r e v i e w s

Marie Voignier & Vassilis Salpistis

par Alexandrine Dhainaut

Contre-Danger, Les Moulins de Paillard, 9.09 – 12.11.2017

C’est bien connu, l’humain a toujours adoré fabuler. Cette inclination naturelle pour le mythe, la légende, la croyance en l’existence de créatures monstrueuses (le verdict vient d’ailleurs de tomber : l’abominable homme des neiges serait… un ours), les phénomènes surnaturels, les trésors encore enfouis, et les récits qui en découlent, fait le terreau du travail de Marie Voignier. Du Cameroun à la Grèce, en passant par la Corée du Nord, les œuvres de l’exposition « Contre-danger [1]» qu’elle présente avec Vassilis Salpistis aux Moulins de Paillard traitent de l’historicité des faits face aux mythes. Comment attester de leur véracité quand ils sont relatés dans une dictature ? Dérobés à l’analyse scientifique ? Transmis oralement de génération en génération ?

Le film Tinselwood ouvre le parcours commissarié par James Porter et Shelly De Vito. Élargissant le spectre des recherches initiées par son film L’Hypothèse du Moléké Mbembé, Marie Voignier a retrouvé le paysage camerounais pour ce film à sketches, pendant d’un livre d’entretiens menés par l’artiste, La Piste rouge. Il y est question du passé colonial du pays (présences allemande puis française), des conditions de travail d’hier et d’aujourd’hui, à travers les récits d’autochtones, filmés dans leurs tâches ou leurs rites obscurs. Chaque séquence de Tinselwood fascine par la composition des plans exploitant la profondeur de champ, par l’omniprésence de cette forêt tropicale engloutissante, à la fois apprivoisée et redoutable, mais aussi par tous ces gestes qui nous sont étrangers, comme ceux de sorciers qui caressent et nouent des feuilles, ou ceux, techniques, d’un adolescent poseur de pièges à singe, ou ceux, précis, d’un abatteur d’arbres géants maniant une tronçonneuse tout aussi géante.

La question du témoignage se pose évidemment dans la fabrication de l’Histoire collective. Si celle-ci ne peut se passer de témoins pour en consigner et relater les faits, leurs récits ne sont pas parole d’évangile. Et, en la matière, la frontière entre l’apocryphe et l’officiel est parfois bien mince. Dans Tourisme international, l’artiste filme les différentes étapes d’une visite touristique de la Corée du Nord. L’encadrement strict des Occidentaux, le choix des lieux visités et le discours officiel sur l’Histoire du pays et ses dirigeants suprêmes, déploient un scénario écrit de toutes pièces par le régime pour les touristes. Ironiquement, Marie Voignier reprend le contrôle de son film en le rendant totalement muet. Mais pas silencieux : les plans, entrecoupés d’intertitres, ont été entièrement bruités au montage, faisant l’exact inverse du cinéma nord-coréen, dont on apprend qu’il est toujours postsynchronisé et garanti sans bruits naturels des êtres et des choses. L’aphonie confrontée au bruitage des mouvements humains et des bruits ambiants donne au film une tournure tragi-comique dans un contexte de parole et d’images officielles ultra contrôlées. Ce film montre à quel point les invraisemblances récitées par des employés qui ont bien appris leur texte, et l’absence de documents scientifiques et historiques au profit de schémas et représentations peintes, sont les ressorts qui exaltent le mythe, alimentent la fiction nationale. De ce point de vue historiciste, la Grèce antique n’est évidemment pas en reste quant à démêler le vrai du faux de son Histoire et il n’est pas étonnant que Marie Voignier et Vassilis Salpistis s’intéressent au sujet. Dans une forme plus expérimentale, le film Ena Ena traite de la création des mythes et de leurs usages, à travers des séries d’images de nature différente juxtaposées à la voix de trois intervenants masculins. Si le lien images / voix est parfois obscur et rend l’appréhension de l’un ou l’autre plus ardue, on retient la lecture captivante des passages de l’ouvrage Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? de Paul Veyne, traitant de l’historicité des événements antiques, par la présence du merveilleux dans les récits.

C’est d’ailleurs cette fascination pour le merveilleux qui a motivé les recherches du zoologue Bernard Hauvelmans, auquel Marie Voignier rend hommage dans The Frozen Man, agrandissements d’images prises par ce dernier à la fin des années 60. Le simple résumé des faits qui accompagne ces images se transforme rapidement en synopsis de film hollywoodien, tant tous les ingrédients s’y trouvent : un hibernatus retrouvé en mer de Béring qui pourrait être une forme inconnue d’homme, un vétéran du Viêtnam reconverti en forain qui exhibe dans un bloc de glace façon freak show ce cadavre aux blessures suspicieuses, un cryptozoologue belge donc, et un agent du FBI… Et finalement, un mystère congelé qui disparaît des radars avant d’avoir pu être analysé par la science. Dans Des trous pour les yeux, il est également question de classification scientifique. Voignier et Salpistis font le portrait d’un ethnologue-muséographe qui se prête à un acte que nul scientifique n’effectuerait : enfiler un costume conservé dans les réserves du musée Ethnologique et Folklorique de Macédoine, et en chercher l’usage. Ce costume en peau de bête ceinturé de cloches et son masque à barbe rudimentaire ont été reconstitués d’après le témoignage d’un vieux villageois. La mémoire, pourtant faillible, devient ici caution muséographique. Face aux trous de mémoire / d’Histoire, à l’absence d’explication vérifiable, l’esprit ne peut s’empêcher de fictionnaliser. C’est ce que nous disent les mini-sculptures 19 montages. Posée sur un support jaune laiteux, cette série de céramiques blanches qui supportent des pierres noires trouvées dans une carrière de Fontainebleau rejoue l’énigme de la création du labyrinthe rocailleux de Luisenburg qui a tant fasciné Goethe. L’auteur des Souffrances du jeune Werther, obsédé par cet amas de roches granitiques situé dans une réserve naturelle, fit faire une série de gravures qui tentaient d’en reconstituer graphiquement l’état initial. Et voilà qu’une autre énigme s’ouvre : nul ne peut dire si les pierres ramassées par les deux artistes sont issues d’une fabrication humaine ou d’un cubisme naturel. Sur ces failles historiques, les œuvres réunies ici, à l’accrochage cohérent et impeccable, ne tranchent jamais, puisqu’elles en sont l’élément de base.

[1] Exposition réalisée dans le cadre du programme « Suite », initié par CNAP et en partenariat avec l’ADAGP.

(Image en une : Marie Voignier, Tourisme International, 2014. Vidéo HD, 49’. Courtesy Galerie Marcelle Alix, Paris. Photo : JGP.)


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